Cette question n’est pas du tout gratuite. Elle n’est ni naïve ni provocatrice.  Elle est grandement légitime et largement justifiable. Elle n’est pas non plus spéculative (les mérites de la spéculation, comme exercice philosophique, sont par ailleurs largement démontrés). Elle n’est pas aussi, et surtout pas, dénouée de toute pertinence et de sens.
Cette question peut être posée pour toutes les variantes amazighes qui connaissent des dynamiques de renouvellement littéraire, comme c’est le cas des littératures chleuhe et rifaine et à un degré moindre la littérature chaouie. Le qualificatif « kabyle » peut lui aussi être remplacé par « africaine », à condition seulement de limiter l’acception de ce mot aux littératures de langues originales de l’Afrique : peule, wolof, bambara, igbo, haoussa, yuroba, etc.

On peut même élargir cette discussion à l’ensemble des littératures naissantes, émergentes et manquant de visibilité (bretonne, corse, basque, occitane…). On voit bien que cette question ne manque nullement d’intérêt. Bien au contraire, elle peut prétendre même à un questionnement de nature théorique et de portée générale.

En suivant, dans l’espace kabyle dans des réseaux sociaux notamment et principalement Facebook, les discussions, passionnées et généralement traversées par des insinuations et allégations à la limite de l’insulte, l’observateur attentif ne manquera pas de se rendre compte que deux réponses contradictoires sont apportées à cette question. Des justificatifs sont proposés aussi bien par l’une que par l’autre pour soutenir la position déclarée. Toutefois, ces deux positions n’échappent pas à leurs propres contradictions.

L’une de ces réponses considère qu’étant de naissance récente, la littérature kabyle a plus besoin de temps et de moyens institutionnels que de critique. Pour les partisans de cette position, il est plus nécessaire, voire même urgent, de soutenir cette jeune littérature en lui accordant le temps d’accumuler des textes, de renforcer leurs genres et de les inscrire dans une pérennité institutionnelle (édition, diffusion et consécration) ; sa critique ne peut et ne doit intervenir qu’une fois le corpus de la nouvelle, du roman et de la dramaturgie est bien fourni et que l’institution littéraire lui accorde une place honorable. On peut résumer cette position par une déclaration qui revient comme un leitmotiv : « C’est dans la quantité qu’on peut trouver de la qualité littéraire ». On croit que la quantité est garante de la qualité littéraire. De cette position, on décèle que la critique est, aux yeux de ses partisans, nuisible car en disant ce qui ne plait pas à la réception on risque de décourager les volontés (même les plus militantes d’entre elles) qui, insiste-t-on, évoluent difficilement dans un champ lui-même en construction.

Par ailleurs, il parait même que de ce discours « protecteur »  se dégage une sorte de carapace qui « sécuriserait » cette littérature en allant jusqu’à l’isoler des littératures des autres langues, notamment arabe et française, au nom d’une spécificité mal définie et, par conséquent, mal défendue. Dans cette posture, on lit parfois le traçage d’une sphère de production littéraire appelée à fonctionner en autarcie culturelle. On y dénie par exemple aux lectures faites en arabe ou en français toute recevabilité. De même, on y suggère qu’idéologiquement les auteurs doivent s’orienter uniquement vers le kabyle et que leurs textes doivent se définir en relation avec la défense de la kabylité, plus généralement de l’amazighité. Se donner des référents littéraires presque exclusivement kabyles est, vraisemblablement, ou une stratégie d’identification ou un positionnement idéologique (et pourquoi pas les deux à la fois). Se couper de la littérature générale, aussi bien en termes d’espace interactif d’imaginaires qu’en termes de patrimoine esthétique, serait un positionnement plus sécurisant aux yeux des partisans de cette position.

Au-delà de la bonne volonté des personnes qui soutiennent cette opinion (dont certains sont elles-mêmes productrices de textes), est-il vraiment possible qu’une littérature puisse se produire, évoluer et se métamorphoser sans avoir de relations avec ses récepteurs ? Faut-il rappeler aux partisans de cette position que l’accompagnement critique est concomitant à la création littéraire ?

En face, les partisans de l’autre position soutiennent que la littérature kabyle doit être soumise, comme n’importe quelle littérature, à la critique. La déclaration ne mérite pas tambour et trompette. Quoi de plus normal qu’une littérature soit critiquée.

Toutefois, à bien observer les discours de ces partisans dans les réseaux sociaux, on s’aperçoit que ces derniers, pour une large frange, ne lisent pas les textes de cette littérature. Certains le déclarent explicitement en soutenant qu’ils n’en ont ni le temps ni le goût.   Ils prétextent n’importe quoi pour descendre en flamme cette jeune littérature. A partir d’un texte qu’ils n’auraient pas apprécié, ils n’hésitent pas à qualifier de médiocre toute cette littérature. Ils « dénoncent » la qualité du papier, la défectuosité rapide de la couverture et l’approximation de dans le design graphic dont l’illustration et la typographie, etc.

Selon eux, rien n’est attirant dans cette littérature, ni son contenu ni son contenant. La position adoptée ici cache mal un malaise dans la réception de cette littérature ; on n’y conçoit nullement de possibilité littéraire moderne du kabyle. Si littérature il y a, elle ne peut en aucun cas égaler celle en français (celle en arabe est rarement citée), semblent dire les partisans de cette seconde position. Pour eux, l’aspect oral de la littérature traditionnelle, mise dans le meilleur cas dans la case patrimoniale, est déjà un frein sérieux à toute émergence de nouvelles possibilités littéraires et esthétiques. L’apparition de nouveaux genres, comme le roman, la nouvelle et le théâtre, ne peut se faire que par imitation des modèles étrangers, français notamment, soutiennent-ils non sans démagogie.

En somme, c’est principalement dans ce climat fait de manque d’institutionnalisation à plusieurs niveaux, de négativité ambiante et de stigmatisation aussi sournoise que déclarée que des agents tentent  de donner une réalité (bibliographique, culturelle, esthétique, etc.) à la littérature kabyle et lui assurer tant bien que mal une visibilité vraiment très relative. Est-ce à dire qu’il n’existe pas de critique de la littérature kabyle et que sa réception est nulle ? Pas du tout. C’est méconnaitre la réalité que de dire et admettre cela.

Dans le présent texte, il n’a été question que des discours sur la critique de la littérature kabyle, non de la critique elle-même. Cette dernière prend plusieurs formes (lectures d’extraits, présentations commentées, comptes rendus, analyse littéraire, etc.), se fait dans différents cercles (réseaux sociaux, principalement Facebook, rencontre culturelle, conférence publique, publication livresque, université, etc.) et s’élabore suivant des postures diverses (auteurs eux-mêmes, universitaires, journalistes, conférenciers, étudiants, etc.). Comment est cette critique ? Là, c’est une autre question. Comment faut-il critique la littérature kabyle ? Là aussi, c’est une autre question.

Discutons de la première, les autres suivront forcément.

Mohand Akli Salhi