« … il se passe quelque chose d’inexplicable : un homme qui, par exemple, est mort, ressuscite, prend possession de vous et en partant vous laisse profondément changé. Il est parvenu à ce résultat par le moyen de signes et de symboles. N’était-il pas en possession d’un don magique qu’il possédait – qu’il possède peut-être encore ? Bien que nous n’en sachions rien, nous possédons bel et bien la clef du paradis. Nous parlons beaucoup de nous comprendre et de communiquer, non seulement avec nos semblables, mais avec les morts, avec ceux qui ne sont pas encore nés, avec ceux qui habitent d’autres royaumes, d’autres univers… »

Tout est dans « … qu’il possède peut-être encore … ». Le « peut-être » en l’occurrence est superflu car c’est un don magique que de pouvoir influer sur autrui en son absence, sans même le connaitre. Souvent avant qu’il ne vienne au monde.
Longtemps après sa mort, l’écrivain continu d’éduquer, de convertir, de dialoguer, d’apaiser, de peser sur l’échiquier d’une dispute ou d’une guerre. C’est le cas de quelques philosophes, d’exégètes, de prophètes et autres anonymes que des maximes sans signatures continuent d’exalter.
Quelle incantation peut faire vivre un monde au-delà de l’espace et du temps ? Comment se fait-il qu’à la seul évocation d’un titre, entend-t-on des cigales en plein hiver ? Il en est ainsi de beaucoup de titres de Djaout… Les chercheurs d’os et le soleil déjà tape fort, la poussière, les cigales, l’âne, les coteaux étroits, les collines et la mer au loin. Des années après les émerveillements des premières lectures, Oulkhou, le village enchanteur, m’apporta quelques réponses.
Village paisible où on peut suivre les chemins de l’oiseleur face à la brise marine. A quelques altitudes du niveau de la mer, juste de quoi surveiller Bouharoun, la parcelle de terre cultivable, Oulkhou vous invite à devenir poète.

Des jeunes du village ont un jour décidé d’embellir le quotidien. Tagrawt, l’agora des Kabyles, décréta que tous les habitants doivent participer, y compris ceux installés ailleurs, à Alger par exemple. A défaut de présence, ils devaient s’acquitter d’une amende, sonnante et trébuchante, sensée financer les matériaux nécessaires aux nouveaux aménagements sinon nourrir la noria de manœuvres volontaires. Chaque fin de semaine, des travaux étaient organisés. Tahar habitait la capitale et chaque jeudi il venait payer l’amende et travailler en même temps pour donner l’exemple. Il était déjà connu comme écrivain, poète et journaliste.
Cette anecdote m’a été racontée par plusieurs habitants du village en 2010 à l’occasion de la projection du film La montagne de Baya  dans le cadre des activités de proximité du Festival du Film Amazigh. C’était la nuit, l’assistance nombreuse était respectueuse et observait un silence admiratif devant les images d’Azzedine Meddour. Un clair de lune ajoutait une touche mystérieuse au moment et puis le plus important c’est que durant le débat les langues se délièrent pour parler de… Tahar !

Le poète était là !

L’attitude des présents ce soir-là était intrigante. Empreinte de respect, d’admiration et d’émotion. Le débat qui devait tourner autour du film projeté s’échappa vers les souvenirs du Dernier été de la raison et de l’hiver qui suivit !
L’âme de Tahar et celle de Azzedine, ce soir-là, donnèrent à la lune un éclat particulier … nous possédâmes réellement la clé du paradis, on y était en communion totale, un moment de grâce.
« … le trait dominant d’un écrivain c’est son don d’« exploiter » le vaste silence qui nous enveloppe tous. De tous les artistes, il est celui qui sait le mieux qu’« au commencement était le Verbe et que le Verbe était Dieu ». Il a capturé l’esprit qui anime toute création et il l’a exprimé en signes et en symboles. Sous prétexte de communiquer avec ses frères humains, il nous a sans s’en douter enseigné à communier avec le Créateur ».

Ainsi Tahar ne fit qu’« exploiter » le silence et rentra en éternité.
Aujourd’hui je me rends compte qu’à sa mort, Tahar avait 39 ans. Le chiffre m’était connu, il prend une autre signification à l’occasion de cet hommage car en termes de nombre d’années, je suis plus vieux de dix ans ! Que vient faire ici l’arithmétique ? Tahar n’avait pas d’âge … plus grand que sa biographie, il fait partie de ces gens qui se dépassent et qui sont plus vieux qu’eux-mêmes. C’est peut-être ce que d’autres nomment « les vieilles âmes ». Les poètes n’ont pas d’âge ! Ils viennent effleurer notre quotidien le temps d’enseigner quelques procédés d’accord avec la Nature aux communs des mortels et partent ailleurs rejoindre d’autres royaumes d’où ils continuent de nous inculquer quelques façons d’être à travers une forêt de symboles et de signes.

C’est tout le mystère de l’écriture qui se confond avec son Créateur et qui souvent le dépasse puisqu’elle survit à la disparition de l’enveloppe charnelle et continue son chemin malgré les balles !
Un poète peut-il mourir ? Se demandait le barde flingué. Qui sont les flingueurs ? Qui s’en souvient ? Comment en avoir raison !
En exploitant le silence, Tahar et, cinq années plus tard, Lounes Matoub se firent cibles des flingues …
La mère de Tahar raconte dans un poème qu’elle a composé pour apaiser un peu sa peine que ce mercredi-là, elle était à Larbaa Beni Moussa. Ce mercredi-là c’était le jour de l’attentat ! Une semaine plus tard, un mercredi aussi, Tahar partit pour un monde meilleur. Cette frêle vieille femme était bouleversée et se désolait de ne pas être là pour défendre son fils contre les balles assassines. Comme si elle pouvait étendre la légendaire Anaya des mères sur son fils. Sa voix fluette égrenait des mots sublimes de naïveté, d’innocence et d’authenticité.

A tiyita deg-i yersen
Ass mi yemmut Tahar-iw
A tiyita deg-i yersen
Tasebḥit d larbɛa
Mi yeɣli Tahar amaɛzuz
Yemmas di Sidi Moussa
Ma d tassa-w tebda afriwes
Am ṭṭir ɣef tseṭṭa
Ufiɣ lɛeql-iw yerwi
D ṣura-w tuɣ-itt tawla
Ay amɛzuz-iw a mmi
Win nɣan ɣef leqraya
Tɛarq-iyi tqadumt-ik
Anwa ara d-iɣren a yemma ?
Truḥeḍ ɣer lǧennet qsada
ddunit-a ur tettdum ara
i waɛrab yenɣan gma-s
d acu n lfayda yesɛa ?
d yessi-s iyi ɣaḍen
i wumi ara ɣrent a baba ?

[Le coup qu’on m’a assené
Avec la mort de Tahar
Le coup qu’on m’a assené
En ce mercredi matin
Quand mon cher Tahar tomba
J’étais a Sidi Moussa
Je frissonnais de tout mon être
Comme l’oiseau sur sa branche
Ma raison vacilla
Et mon corps chancela
Cher enfant
Tué pour son savoir
Ton visage m’est désormais étranger
Qui va m’appeler YEMMA ?
Du paradis où tu es
Tu sais que la vie est éphémère
Et cet Arabe qui a assassiné son frère
Par son crime qu’a-t-il gagné ?
Faisant des orphelines
Qui n’auront personne pour père …]

Un quart de siècle plus tard, nous en sommes à nous demander s’il fallait ou non pardonner ! Qui demande pardon ? Certainement pas les persuadés, les convaincus de leur victoire ici-bas et au ciel. Le paradis pour eux est à porté d’une vengeance, le ticket pour l’éden est subventionné par l’ignorance, l’inculture et la certitude d’avoir bien fait !
L’Assassin s’il venait à mourir pour sa « cause » tomberait le sourire large, en épectase, souillant de sa semence une génération avide d’exemples et de symboles. Pour lui, ce serait le début d’une éternité à la droite du Seigneur !
Et que souhaiter pour cette engeance ?
Simplement l’enfer de la vérité. Puissent-ils comprendre qu’ils ont tort. Puissent-ils vivre dans le remord d’avoir tenté de tuer l’espoir et pour cela, il n’existe que le premier commandement d’Allah : Lis !
Ils doivent lire et encore lire pour écouter les multitudes de voix des écrivains disparus et des écrivains vivants. Lire pour se sentir en accord avec Le Créateur ! Nous devons faire en sorte que la poésie les pénètre au tréfonds d’eux-mêmes et que leurs cœurs se fissurent pour laisser entrer quelques lumières ! C’est la seule et unique façon d’en faire des humains.

Djamal Laceb