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Le kabyle s’inscrit, depuis plus d’un siècle, dans un processus d’élaboration linguistique14 et didactique15 et un processus d’individuation sociolinguistique16 par rapport aux autres variantes. Tous les manuels d’apprentissage de tamazight sont rédigés exclusivement en kabyle, un usage concevable presque exclusivement pour la langue élaborée, selon la théorie de Heinz Kloss. 90 % de l’enseignement dit de tamazight est en réalité enseignement du kabyle, plus de 80% des enseignants sont des kabylpobhones et ils prennent en charge même l’enseignement des autres variantes (Batna, Tlemcen, Chlef…).

En effet, cette thèse de langues berbères au pluriel, remonte aux années 80/90. Selon Chaker : « … depuis quelques années, plusieurs auteurs et non des moindres (Galand 1985, 1990 ; suivi par A. Leguil), parlent des langues berbères (au pluriel) »7. Les partisans de cette thèse mettent en exergue la forte variation de cette langue et rejettent l’idée qu’il s’agisse d’une seule langue, voire qu’il s’agisse de langue tout court !A. Dourari, qui est aussi l’un des auteurs qui rejettent la thèse de l’unité de tamazight, souligne, en filigrane, à travers la citation ci-dessous le non-fondé de cette thèse :

« En effet, la dénomination « langue tamazight », où le singulier frappe l’esprit de celui qui est tant soit peu au fait de la pluralité des variétés berbères, ne peut être interprété que comme un vouloir-être, lui-même fondé sur un avoir-été mythique, érigé en devoir-être. La loyauté envers la langue, mais aussi envers l’idéologie qui la sous-tend « devra être » sans faille. »8

Pour sa part, Lionel Galand défend aussi l’idée de la pluralité de tamazight dans la mesure où de nombreux groupes berbérophones se sont inscrits dans l’action de revendication identitaire pour affirmer leurs spécificités culturelles.Il se demande si ces berbérophones accepteront pour « longtemps le nom un peu déprécié de dialectes pour les langages qu’ils défendent ? »9. Il souligne que : « la substitution de « langue » à « dialecte » peut gagner du terrain. On rejoindrait alors l’usage allemand et l’on dirait « les langues berbères », le pluriel remplaçant le singulier pour désigner l’ensemble du groupe, qu’on aurait toujours la ressource d’appeler « le berbère »10.

Comme nous le constatons, la pluralité de la langue tamazight/berbère est approchée différemment par les deux auteurs sus-cités : Lionel Galand la préconise comme un avenir tenant compte du dynamisme des variantes et la volonté de ses locuteurs, il reconnait, en outre, l’unité de la langue tamazight à travers le vocable « le berbère » qui pourrait selon lui véhiculer cette idée de l’unité de la langue même quand on la définit dans sa pluralité…Par contre, A. Dourari rejette carrément l’idée de l’unité de la langue tamazight et la définit comme un vouloir-être obsessionnel.

Salem Chaker a été le premier à critiquer les partisans de la thèse « langues berbères » et a considéré cette dénomination au pluriel, dans le domaine français surtout, comme une innovation et un acte de rupture : « Innovation est d’ailleurs un terme faible : il s’agit en fait d’une volonté de rupture. Car comme on l’a vu, pour la tradition berbèrisante de la langue française, et ceci bien avant René et André Basset qui en sont les plus éminentes, la langue berbère est une et chaque dialecte n’est qu’une variante régionale. »11.

Seulement, les évolutions qu’a connues tamazight ces dernières années (son institutionnalisation, son introduction dans le système éducatif, son introduction dans des sphères nouvelles comme les médias…) et la dynamique que connait chaque variante, ont amené Salem Chaker à revenir sur cette question de l’unité /diversité linguistique de tamazight avec des propos plus nuancés :

« Il s’agit en fait de l’importation mécanique, très problématique, de la thèse linguistique de l’unité structurale profonde du berbère, dans le champ de la sociolinguistique. Or, à ce dernier niveau, il faut réaffirmer clairement qu’il n’existe pas de communauté sociolinguiste berbère globale, mais des espaces régionaux de communication et de culture.»12

En effet, cette nouvelle situation sociolinguistique de tamazight bouscule celle-ci et ces variantes et exige, cependant, une réponse claire à la question difficile : s’agit-il d’une langue tamazight ou des langues tamazightes ?La question ainsi posée nous renvoie à la problématique cruciale de la catégorisation des langues, comme le souligne Ph. Blanchet : « l’un des enjeux majeurs du fonctionnement social des pratiques linguistiques concerne leur catégorisation comme « langue » ou comme variété (« dialecte ») d’une langue … »13.

1-Individuation sociolinguistique du kabyle et son élaboration didactique.

Le kabyle s’inscrit, depuis plus d’un siècle, dans un processus d’élaboration linguistique14 et didactique15 et un processus d’individuation sociolinguistique16 par rapport aux autres variantes. Tous les manuels d’apprentissage de tamazight sont rédigés exclusivement en kabyle, un usage concevable presque exclusivement pour la langue élaborée, selon la théorie de Heinz Kloss. 90 % de l’enseignement dit de tamazight est en réalité enseignement du kabyle, plus de 80% des enseignants sont des kabylpobhones et ils prennent en charge même l’enseignement des autres variantes (Batna, Tlemcen, Chlef…).

Nous avons constaté que depuis la généralisation de l’enseignement du kabyle dans la wilaya de Tizi- Ouzou, celle-ci est classée première à l’échelle nationale aux résultats des examens nationaux (BAC et BEM), sur plusieurs années de suite.

L’enseignement du kabyle (dénommé à tort « enseignement de tamazight ») comme langue maternelle, dans cette wilaya, a permis ces résultats positifs et permettra, sans doute les mêmes résultats positifs dans les autres wilayas si on prenait réellement en charge l’enseignement de ces variantes.

Certes, du point de vue constitutionnel, les variantes de tamazight, présentes sur le territoire national, bénéficient toutes du même statut (langue nationale dont l’enseignement est tributaire de la demande sociale…). Mais, sur le terrain, le kabyle se distingue par une intense activité de revendication et de production, et surtout par sa dominance dans la pratique pédagogique. En effet, malgré tous les obstacles administratifs auxquels sont confrontés les enseignants, les élèves, les étudiants…, l’enseignement du kabyle connait une évolution par rapport aux autres variantes : du point de vue quantitatif (90% de ceux qui apprennent tamazight apprennent en réalité le kabyle) et du point qualitatif (amélioration de niveau des enseignants, perfectionnement des programmes et manuels, diversification des méthodes d’enseignement du kabyle…). L’enseignement du kabyle a connu plusieurs méthodes d’enseignement, il a été enseigné comme langue étrangère durant la période coloniale avec trois méthodes différentes :

  • Méthode traditionnelle dite aussi méthode grammaire et traduction
  • Méthode directe
  • Méthode audio

Avec l’institutionnalisation de langue tamazight, le kabyle est enseigné comme langue maternelle en Kabylie et comme langue seconde pour les non kabylophones. Son enseignement a connu aussi différentes approches : approche par objectifs, approche par compétences et pédagogie de projet.

Cette inégalité dans la dynamique de développement des variantes de tamazight (l’enseignement, la production de l’écrit, le cinéma…) participe à la remise en question de la relation classique où tamazight et ses variantes sont dans une relation d’égalité et d’inclusion et inscrit la variante qui connait cette forte dynamique, en l’occurrence le kabyle, dans un processus d’individuation et de distanciation par rapport aux autres variantes. Voir figure ci-dessous :

Comme le souligne Ph Blanchet :

« …l’un des enjeux majeurs du fonctionnement social de ces pratiques concerne leur catégorisation comme « langue » ou non, dans des processus d’émergence individuation (par distanciation ou par reconnaissance naissance) ou, à l’inverse, de satellisation diglossique (inclusion dans   un   ensemble   linguistique dominant) »17.

En effet, comme nous l’avons souligné plus haut, à travers le survol de la question unité/diversité de tamazight, le kabyle est dans une relation étroite avec les autres variantes (distance faible). Il est toujours défini dans sa relation à tamazight. Toutefois, malgré cette faible distance avec les autres variantes, le kabyle s’inscrit dans un processus d’élaboration qui tend de plus en plus à l’individualiser : «L’élaboration, en ce qu’elle participe de la standardisation de la langue, contribue à l’individualiser par rapport à d’autres. La distance linguistique, initialement faible, peut ainsi s’en trouver au moins précisée.»18

à suivre…

Nadia Berdous