Agni Furru est en fête, et est dans le partage émotionnel, depuis le 16 du mois en cours. Pour y prendre le pouls et du plaisir, il va falloir enjamber le Djurdjura au niveau de Taleṭat, ce mystérieux rocher qui s’est résolu à révéler une partie de ses secrets à Djamel Laceb.
Enjamber ? Oui, cela aurait été du domaine du possible, si le pays s’était mis dès 1962 à bâtir au lieu de… Mais ceci est une autre histoire, dira LAM.
Alors longeons Adrar ! Et ce n’est pas si mal, c’est même mieux que de l’enjamber : il nous en mettra plein les yeux pendant une bonne heure. Partis de la pleine (versant sud du Djurdjura), nous nous retrouverons, trois quart d’heure plus tard, à Tikjda, à 1478 m d’altitude. Même à cette hauteur la canicule s’entête, elle ne lâche pas prise. Mais il y’a plus têtu qu’elle : l’association Tanekra de Agni Ufurru qui, bon gré mal gré, a maintenu le cap de son festival.
A Tikjda, pas un chat. Quelques magots trainent sur la chaussée. Dès qu’un véhicule pointe son nez, par réflexe pavlovien, les singes lèvent la tête, suivent des yeux le véhicule, espérant qu’on leur tende de la vitre quelque chose à grignoter. Il arrive même qu’ils barrent la route au véhicule et le prennent d’assaut pour se… servir. Oui, le magot de Tikjda transgresse les lois de la nature : il « s’humanise »
De temps à autre, nous croisons un véhicule en provenance du versant nord. Sinon, nous partageons le bitume avec vaches, bœufs et caprins en libre pâturage. Pas besoin de « dos d’ânes » pour freiner nos élans mécaniques. Les bêtes, maitresses des lieux et déambulant à leur aise sur le bitume, s’en chargent .
Aswel n’est plus ce qu’il était, avant que cette horreur sportive ne l’enlaidisse. Encore projet, beaucoup d’encre avait été consacrée à l’horreur en question. « Sanctuaire des sportifs de haut niveau », promettait-on. « Sanctuaire n yemmat-wen ! », leur répond aujourd’hui un amsedrar lambda.
Taleṭat : « dessine-moi un Kabyle »
Enfin Taleṭat ! Une halte s’impose. Et si l’on essayait de faire parler le rocher ? Essayons, d’autant plus que le ridicule ne tue pas encore :
– Bonjour Main du Juif !
– Ihuh, encore ! isem-iw Taleṭat!
– Oui, c’est vrai. Dites, je peux vous demander quelque chose ?
– Vas-y et fais vite, je n’ai pas que ça à faire, je veille sur les brobros de ton espèce.
– Vous connaissez le Petit Prince ?
– J’en ai connu tellement. Dis- moi, tu es venu d’où ?
– Je suis Algérien.
– Algérien, ça je le sais. Le touriste étranger c’est du passé. Je l’aimais tant ce touriste. Il était avenant, respectueux et, surtout, écolo. Pas comme vous autres dont la notion du tourisme se limite à me prendre en selfie, en laissant derrière vous vos canettes et vos horribles sachets noirs. Mais bon, cela est une autre… histoire.
– Alors, dis-moi tu viens d’où ?
– Je suis originaire de la région.
– Ah, t’es donc Kabyle ?
– Oui, même si je ne sais pas ce que cela veut dire et implique.
– Moi aussi. C’est à mon tour de te demander quelque chose : dessine-moi un Kabyle ! »
D’un coup, Taleṭat se tait et devient ce Rocher muet, énigmatique et impénétrable. A côté, des jeunes qui venaient d’arriver, hip-hop à un milliard de décibels, s’amusent en mode selfie.
Agni -Martyr
On n’est pas loin de Agni Furru. Encore quelques chemins qui montent.
Il est 18 h. A l’entrée du village, une banderole nous souhaite la bienvenue. Nous demandons notre chemin à un groupe de jeunes absorbés par leurs portables. L’un d’eux lève la tête et nous répond : «Allez-y tout droit, c’est sur votre route, vous y êtes presque ».
Nous montons encore. Plus nous approchons du site d’accueil, plus l’étroite route carrossable de Agni Furru est squattée par les villageois et villageoises, surtout les villageoises.
Nous y sommes. Le réceptacle de l’évènement, une école primaire, est quasiment adossé à un rocher presque aussi majestueux que notre amie Taleṭat. Les lieux portent encore les séquelles d’une guerre impitoyable, une guerre qui fera de Agni Furru un village martyr. Notre confrère et ami, le journaliste Kebci Mohamed, n’est pas loin de boucler un martyrologe pour que nul n’oublie ces jeunes villageois sans lesquels il n’y aurait pas eu, 60 ans après, un Festival dédié à « un jeune, une idée » à Agni Furru.
La musique fuse de partout. Nous nous approchons d’un groupe exécutant un urar digne de nnuba n lxalat. Et là, happés par une vue imprenable à vous couper le souffle, nous oublions urar . Waouh ! On a l’impression d’avoir atteint le toit du monde. La beauté du tout Ouacif est à portée du regard. Et là, nous saisissons encore mieux Adrar ay uccen ! de Hacène Halouène qui plus tard animera une conférence.
Tanekra promet d’y arriver
Passé le moment d’émerveillement, nous cherchons des yeux l’infatigable, le déterminé et le scellé et non-négociable Mohamed Kebci. Nous le repérons au milieu d’une nuée de jeunes de Tanekra. Nos regards se croisent. Il nous accueille avec un sourire franc et un regard malicieux. Au four et au moulin, le chef d’orchestre de Tanekra qu’il est ne tient pas sur place. Pendant qu’il butine, nous faisons le tour du « Festival ». Livres, musiques et créations de beautés formelles occupent les espaces. Des voix accompagnées d’une mandoline et d’un amendayer, vole la vedette, pour un moment, au reste des festivaliers. Le amendayer en question reprend le répertoire de Slimane Azem, une référence originaire de la région. Muḥ (c’est ainsi que l’on appelle Mohamed Kebci) se libère un moment. Il nous fait le topo : nombre de festivaliers, activités au programmes et, surtout, nous parlera des ambitions à venir de Tanekra. Il ne développera pas plus : il est appelé à modérer les premières conférences au programme.
C’est dans un kabyle fluide que Hacène Halouene, l’auteur de Adrar ay uccen, parlera de l’importance de la toponymie. En très bon pédagogue, le conférencier explique que le toponyme renferme des informations qui témoignent d’un passé et qui gagneraient à être transmises aux générations actuelles et futures.
Lui succédant, Djamel Mahroug, un jeune écrivain de la région, auteur entre autres de Agni n twaɣit, parlera de son parcours et de ce qui l’a amené à opter pour tamaziɣt, cette langue et culture qui peine se frayer un chemin dans une Algérie désespérément arrimée à un conglomérat d’inertie. Mais, Tanekra promet d’y arriver et elle y arrivera.
Il est 20 heures passées. C’est à la faveur de la fraicheur que les activités de Tanekra iront crescendo. Nous nous contentons d’imaginer la suite. Près d’une centaine de kilomètres à parcourir. C’est à contrecœur que nous prenons congé de nos hôtes.
Tahar Ould Amar