Par fragmentaire, il faut entendre cette écriture qui s’appuie sur la présentation de l’information (événementielle, narrative, descriptive ou autre) d’une manière discontinue et par petits bribes. L’accès à la signification globale de cette information ne peut se faire que par addition et juxtaposition des éléments qui la composent tel un puzzle. Une fois reconstitué ce dernier se donne à lire comme un tableau de peinture où les éléments juxtaposés entrent en solidarité, formant ainsi un tout cohérent mais décomposable. Cette écriture est nommée picturale par analogie à la composition d’un tableau de peinture ; elle s’appuie principalement, dans le cas du roman Nayla de Brahim Tazaghart, sur la technique de collage.
L’écriture fragmentaire est nouvelle dans la prose littéraire kabyle. Le lecteur peut l’observer dans plusieurs romans kabyles tels entre autres les cinq romans de Mezdad, Murḍus de Taher Ould Amar, Ad ḥerqeɣ lebḥer, la traduction de Je brûlerai la mer de Youcef Merrahi, réalisée par Hamid Bilek et Tiṭ d yilleḍ. Ayen i d-qqrent tewriqin de Mohand Akli Salhi. De même aussi pour l’écriture picturale.
Je me contenterai dans ce texte pour me focaliser sur le texte Nayla de Brahim Tazghart. Stylistiquement dominante et novatrice, et quoique moins manifeste, cette technique narrative, est déjà présente dans Inig aneggaru, son second roman. C’est une originalité importante qui attribue à ces deux textes une valeur littéraire et historique
Présenté comme un tableau de peinture, composé de collage de plusieurs éléments narratifs, Nayla est un texte fait d’un récit cadre (récit de Mahdi et Nayla) et d’autres récits encadrés. Cette écriture discontinue, faite de collage d’éléments épars, est intéressante à noter car elle appuie d’une manière tangible une tendance créative dans le roman kabyle.
Cette technique est une manière de produire un sens en assemblant des éléments qui, d’apparence, n’ont rien à voir les uns par rapport aux autres. Elle fait partie de l’écriture qu’on qualifie de picturale, c’est-à-dire une écriture présentant l’histoire comme une toile dont les éléments sont de nature éparse mais formant une unité globale.
Dans Nayla, cette écriture picturale se lit dans deux niveaux. Le premier niveau concerne la technique du collage qui consiste à insérer des fragments préexistants au texte dans lequel ils prennent place et participent à l’engendrement du sens. C’est le niveau le plus apparent dans Nayla. Le second niveau est la juxtaposition d’histoires sans lien apparent entre elles dans le texte. Cette juxtaposition implique des contiguïtés soit thématique soit poétique ou encore de relation de similitude dans les trames narratives : toutes les histoires ne concrétisent pas l’union entre les amoureux ou les protagonistes.
Pour repérer et comprendre cette écriture picturale (technique de collage et juxtaposition d’éléments différents) dans ce texte, il y a lieu de rappeler préalablement que ce texte est composé de sept parties suivantes :
- Partie introductive, sans titre, relatant la fin de l’histoire : la famille de Mahdi refuse à ce dernier de se marier avec Nayla.
- Ṛwaḥ d tuɣalin : Aller et retour entre le village (Taqerbust) et la ville (Tubiret). Dans cette partie, on lit les histoires de l’homme gros (argaz afuyan), de la belle fille de Dda Latamen, de Dda Latamen et Tamila.
- Timlilit : rencontre de Mahdi et Nayla
- Tabrat n Mass S. : une lettre-commentaire d’un critique à propos de l’histoire de Mahdi et Nayla aussi bien dans le roman Inig Aneggaru, second roman de l’auteur, et le roman Nayla qui en train de s’écrire.
- Ataftar n dda Remḍan : cahier de Dda Remdane dans lequel ce dernier a consigné
son histoire d’amour avec Tawes, l’ermitage de cette dernière, histoire du grand père de Tawes, Si Saddiq Abaḍni. - Tiririt i Mass S. : réponse de l’auteur du roman aux remarques du critique (Mass S.)
7. Gar yiḍelli d uzekka : dialogue entre Mahdi et Nayla par lectures de lettres et de textes interposés dont les contenus alternent passé et présent.
L’histoire proprement dit de Mahdi et Nayla concerne les chapitres 01, 03 et 06. Les chpitres 02 et 05 proposent des juxtapositions d’histoires qui n’ont pas de lien structurel avec celle de Mahdi et Nayla. Néanmoins, elles ont en commun avec cette dernière le fait qu’elles n’aboutissent pas à l’union des protagonistes. Le tout forme une sorte de toile dont les éléments contrastent entre eux par les narrations (appelons-les couleurs) mais qui, par ailleurs, se ressemblent dans le thème et les motifs (appelons cela tonalité). Le texte de Nayla se présente donc, au niveau de la juxtaposition d’histoires, comme une toile dont les parties sont de différentes couleurs mais qui se partagent les mêmes tonalités.
A un autre niveau, pour comprendre la technique du collage, j’invite à voir dans les passages, en français (pages 33-34) et en arabe (page 135), ainsi que l’échange épistolaire entre le critique Mass S. (pages 57-58) et l’auteur (pages 91-95) et, à degré moindre, les textes et lettres respectivement de Nayla et Mahdi dans la dernière partie des insertions de fragments éparses mais qui s’orientent vers la thématique de la mémoire qui traverse tout le roman.
Ces insertions, qui viennent de l’extérieur de l’histoire de la relation entre Mahdi et Nayla, se collent dans le texte et prennent place dans la toile aux multiples couleurs de tonalité rapprochée comme des arguments agrémentant la thématique de la mémoire et de la relation du présent au passé.
Ce type d’écriture, appelée ici fragmentaire et picturale, est une écriture discontinue qui s’écarte de la linéarité narrative ; son esthétique réside justement dans les va-et-vient du contraste et du similaire. Prise comme telle, elle prend de plus en plus place dans le roman kabyle.
Mohand Akli Salhi