En lisant la traduction faite par Hamid Bilek du roman, Je brulerai la mer, de Youcef Merahi, je me surprenais méditatif à plusieurs reprises. Allant grandissante, cette attitude s’est imposée à moi notamment à partir du cinquième chapitre. La chose qui retenait mon attention était relative à l’importance et à l’impact de la traduction sur la littérature kabyle. A un moment, j’ai eu même, durant une pause, à me rappeler l’œuvre inaugurale monumentale de Mohia, aussi bien théâtrale que poétique, et à d’autres œuvres traduites comme celle d’Ameziane Kezzar, celle de Boualem Messouci, celle de Belgacem Nait Ouyahia, celle de Habib Allah Mansouri, à celle d’Ahmed Nekkar, à celle d’Arezki Boudif… et bien à plusieurs autres (et elles sont nombreuses).

Outre le fait que c’est la voie royale de la communication interlinguistique et interculturelle, la traduction est le moyen assurant également le transfert de l’information (de toute nature) d’une communauté humaine à une autre, d’une civilisation à une autre, d’une sensibilité humaine à une autre…

Malgré son importance, mon intérêt pour cette question de traduction n’est point de nature linguistique et/ou traductologique. C’est cette nature qui a retenu l’essentiel des regards, qu’ils soient analytiques ou critiques, universitaires ou journalistiques ou encore dans les réseaux sociaux. Au-delà des choix linguistiques, par moment difficiles, contraignants et/ou imposés, et que on peut discuter, faire notre ou, au contraire, s’en démarquer, l’intérêt est plutôt orienté, en ce qui me concerne, vers le littéraire et plus spécifiquement stylistique. On en parle peu et/ou rarement.

Nonobstant la sensibilité et les préférences de l’auteur traducteur, le choix d’un texte peut s’avérer d’une grande importance pour la langue vers laquelle il sera traduit. Cette importance se mesure en termes d’impacts et d’apport. Ces derniers peuvent se situer au niveau idéologique, politique, moral, mais aussi expressif, stylistique et plus généralement poétique (à entendre ici en termes de possibilités créatives socialement intégrées et organisées).

Ma lecture de Ad ḥerqeɣ lebḥer, texte traduit du français par Hamid Bilek (le titre original est Je brulerai la mer de Youcef Merahi) est orientée, malgré moi, vers la possible capacité de la parole traduite d’impacter l’écriture littéraire de la langue vers laquelle elle est traduite. En effet, le grand mérite du traducteur est d’avoir permet, judicieusement, il faut le dire, d’exprimer, via un style particulier mais essentiellement dicté par la version originale du texte, une certaine manière de se libérer de la morale sociale.

Premier impact de cette expression, c’est collatéralement, la libération de la narration de ce socle littéraire moulé par la convention narrative et plus globalement littéraire. Je dirai que, plus généralement, cette traduction  est une action qui permet de conquérir de nouveaux espaces stylistiques. Je pense plus particulièrement à l’élargissement du spectre stylistique de l’humour, à la satire et à la dérision. En effet certains contenus sérieux sont développés (et rendus en kabyle par Hamid Bilek) avec désinvolture où une sympathique légèreté rime avec la souplesse langagière. Là, le narrateur se positionne, par son attitude vis-à-vis du contenu narré, à la fois comme moqueur, blagueur mais satirique et pudiquement révolté.

J’en veux pour preuve les passages du seizième chapitre (principalement les pages 89-91). Cette marque stylistique se démarque allégrement des propos graves et des postures plutôt moralisantes dans plusieurs romans kabyles. Le lecteur peut prendre la mesure de cette marque en se référant par exemple aux pages 70-72 (douzième chapitre). Toutes les vies racontées, celles d’Amar Bum’Bara, d’Akli azerqaq en particulier, en sont des illustrations, sont rapportées avec ce style fait d’humour, de raillerie et de satire. Pris comme procédé, ce style est une arme redoutable pour un narrateur qui cherche aussi bien l’adhésion de son destinataire que la peinture atténuée, même à traits caricaturaux, de la réalité. Et c’est un style qui, comme un miroir, questionne par ses effets de reflet. Enrobée dans un non-dit feutré (et j’ose considérer comme hypocrite) qui compose le quotidien du quartier populaire (ici Belcourt), la douleur des personnages (Bum’Bara, Boualem, Akli, Mizmiz principalement)  trouve dans l’ambivalence de la marginalisation de ceux-ci le moyen idéal d’être exprimé et probablement « assumé » par le lecteur… car l’humour et la dérision atténuent sa condition et la satire du narrateur absorbe un tant soit sa colère.

Par ailleurs, la discontinuité narrative, due essentiellement à l’entrecroisement (à chaque personnage son histoire) et aux digressions thématiquement complémentaires des séquences narratives notamment de l’histoire d’Amar Bum’Bara, produit au plan de la structure une fragmentation narrative. Passée dans le romanesque kabyle, grâce justement à cette traduction, ce type d’écriture renforce la tendance récente vers le style narratif fragmentaire et par conséquent permet de différencier cette écriture des romans à narration compacte et orientée vers l’unité de l’histoire (principale) racontée.

C’est cet aspect stylistique qui a retenu mon attention. Au-delà du thème de l’histoire, c’est dans ce style fragmentaire de la narration et dans la posture humoristique et satirique du narrateur, où la dérision est révélatrice de la relation de l’algérien à son quotidien, que je retiens comme apport, non négligeable, dans la traduction proposée par Hamid Bilek. En somme, traduire un style c’est concrétiser une possibilité stylistique. Cette dernière peut entrer en dialogue avec d’autres déjà concrétisées. Conflictuel  ou pas, l’éventuel dialogue prendra forme dans l’écriture littéraire et ne pourra être que bénéfique à la littérature dont le texte traduit prend place. Au final, la traduction d’un style contribue, comme tout type de traduction, à l’émergence, la formation, la consolidation, l’orientation et/ou renouvellement du goût littéraire.

Evidemment, ce style n’est pas inexistant dans la littérature kabyle. Soutenir sa stricte originalité relève soit de la méconnaissance de la réalité littéraire kabyle, soit de l’invisibilité stylistique due à la « péripherisation » de ce style dans la littérature en kabyle, plus globalement amazighe. La réunion des procédés de l’humour, de la dérision, de la satire et parfois de l’ironie et de la parodie, forme le style qu’on peut qualifier de tragicomique. Faut-il rappeler à ce propos l’œuvre dramaturgique et poétique de Mohia ?  Il était le maitre de ce style et est encore le représentant le plus important. Aussi, la combinaison de ce style avec l’écriture fragmentaire est caractéristique de la plume de Taher Ould Amer, notamment dans son roman Murḍus.

Ces rappels, mentions et mises en parallèles ont l’ambition de montrer l’une des facette de la situation présente du roman kabyle ; les changements de nature stylistiques, dus entre autres aux traductions, qui s’y opèrent depuis une cinquantaine d’année alimentent la poétique du romanesque kabyle. La traduction de Hamid Bilek, ad ḥerqeɣ lebḥer, participe de ce mouvement.

Mohand Akli Salhi