Jeux de mémoire
Tu te souviens, cher lecteur, que je t’avais fait entrevoir la possibilité d’autres voyages après l’article consacré à Yezger asaka de Lyes Belaidi… Si, si, tu t’en souviens – les lecteurs de Tangalt n’ont-ils pas une mémoire d’éléphant ?

Dans ce même papier, j’avais mentionné la première publication de Tilyuna Su. Quoi de plus naturel donc que d’avoir jeté son dévolu sur cette délicieuse histoire dont le titre est en lui-même une invitation au voyage ?

Un peu de lexicologie : le titre

Avant d’entrer dans l’histoire proprement dite, braquons les projecteurs sur le titre. Dans « Asikel » (voyage en tamachek) nous trouvons les racines « k » et « l », lesquelles racines sont également présentes dans le mot kabyle « tikli » (la marche). Les deux lexèmes ont en commun l’idée de mouvement, de déplacement. Qu’il me soit ici permis d’exhumer un vieux souvenir se rapportant à mes années d’université au début des années 1980 à Cirta, capitale d’un certain Massinissa au cas où on l’aurait oublié. Combien de fois n’avais-je pas entendu mes copains de fac constantinois lancer en arabe populaire : « Wac, nettiklu ? » ou « Ayya nettiklu ». Ce qui, traduit dans la langue de Houellebecq, donnerait à peu près ceci : « Alors, on y va ? », « Allez, on bouge ! », voire : « Bon, on se casse ! ».

Revenons à nos moutons : « Asikel », dans l’œuvre qui nous est donnée à lire, orienterait donc à première vue vers l’idée d’un voyage, éventuellement au long cours, accompli par un ou plusieurs personnages. Cette première hypothèse de lecture ne tient pas la route, c’est le cas de le dire. Dans la 4ème de couverture, l’autrice donne « aêewwes » comme synonyme ou alternative à « asikel ». La destination des deux personnages principaux est la forêt (tiégi) avec pour projet la détente. Par conséquent, s’il fallait traduire le titre, il serait plus logique d’opter pour « La randonnée » plutôt que pour « Le voyage ». Deuxième hypothèse de lecture : une randonnée qui tourne mal comme suggéré dans le résumé incitatif en 4ème de couverture.

Questions de genre

Sur la première de couverture, sous le titre, on lit la mention tullist. « Asikel » serait donc une nouvelle. Pourquoi pas ? Mais alors une longue nouvelle, l’ouvrage s’étalant sur 121 pages. Pour ma part, je n’hésiterais pas à le désigner comme un roman à part entière (un court roman, certes). Car dans la masse de tout ce qui se publie en kabyle, on peut tomber parfois sur un opus de moins de 100 pages (taille 14 pour gonfler le truc) sur lequel on aura plaqué sans état d’âme l’étiquette ungal (roman).

Ces remarques valent-elles uniquement pour la littérature kabyle ? Que nenni. Puisque nous avons chaussé nos souliers de bourlingueurs, partons pour le Brésil, je vous emmène, c’est gratuit. « Cacao », la première œuvre du grand romancier brésilien Jorge AMADO, tenu en haute estime par Mouloud MAMMERI, publiée en 1933 à l’âge de 19 ans, compte 122 pages et porte la mention roman (Editions Stock, 1984, 1987).

Pour revenir à MAMMERI, je me souviens (ou crois me souvenir) qu’il traite de la question qui nous occupe dans sa préface au premier roman de feu Rachid ALLICHE, « Asfel » (tiens, comme « Asikel », « Asfel » commence par « as » et se termine par « el » mais la comparaison s’arrête là car cet opus de ALLICHE restera comme un objet inclassable dans le panorama de la littérature kabyle contemporaine). MAMMERI suggère qu’on pourrait classer « Asfel » dans la catégorie récit. Allez, ne nous rendons pas malades pour ce genre de question même si cela pourrait donner lieu à de belles discussions entre spécialistes de la littérature. Pour ma part, par diplomatie, je serais enclin à parler simplement de texte narratif, fictionnel ou non-fictionnel, plus ou moins long, plus ou moins court. Après tout, ce qui importe au lecteur (ou à l’auditeur), n’est-ce pas que l’histoire soit belle et bien menée ? Pensons à « Lwali n wedrar » de Belaid At Ali qui ne compte que quelques dizaines de pages mais qui n’en reste pas moins un véritable régal. Alors ? Roman ? Récit ? Longue nouvelle ? Ou encore : novella ou novelette (court roman) ? Peu importe au fond. L’important est que ce texte précurseur de ce qui deviendra le roman kabyle a été une réussite et devrait constituer un modèle pour tous les prosateurs kabyles qui, dans un deuxième temps, pourraient s’adonner à des formes d’écriture plus sophistiquées s’ils en éprouvent le besoin.

Pour le reste, nous avons vu comment les auteurs de la seconde moitié du 19ème siècle, encore davantage ceux du 20ème, ont cassé les règles des différents genres, à commencer par la poésie. Bien plus, le mouvement a fini par faire éclater les frontières entre les genres. Quant à l’avenir de la littérature, comptons sur l’intelligence artificielle pour nous produire industriellement toutes sortes d’histoires et d’œuvres des plus classiques au plus atypiques. Les auteurs kabyles, déjà confrontés à des difficultés de toute sorte, n’auront qu’à se débrouiller avec tout ce nouveau micmac que nous offre généreusement le 21ème siècle. Notre ancêtre Terence écrivait : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Nous pourrons désormais ajouter : rien de ce qui est humain ni de ce qui est digital et robotique, non plus.

Questions de sous-genre

Tilyuna Su, qui, par ailleurs, est musicienne et chanteuse, écrit l’œuvre qui nous occupe à l’âge de 18 ans (voir 4ème de couverture). D’où sans doute l’impression de fraîcheur que l’on ressent à la lecture de ce texte qui se démarque par là de la masse des autres fictions en kabyle où semble dominer le drame.

Aurions-nous affaire à un roman jeunesse ? Pas tout à fait car deux personnages principaux sur trois sont des adultes, mari et femme, quoiqu’encore jeunes. Si, en revanche, on se focalise sur Nunda, on peut répondre par l’affirmative. Qu’à cela ne tienne, un souffle de jeunesse imprègne l’ensemble du roman de par la fraîcheur du regard, les nombreux passages qui respirent la bonne humeur, ce mélange d’insouciance et de crainte face à la vie qui caractérisent la jeunesse.

Un roman d’aventures et d’action également. D’où notre titre : « Western en Kabylie ». Nous y reviendrons plus loin, exemples à l’appui.

De quel voyage « Asikel » est-il le nom ?

Les principaux personnages sont au nombre de trois :

– Un couple formé par Tililwa et Yuba, autour duquel gravitent leurs parents respectifs, vivants ou disparus, et leur fils Galussa.
– La jeune Nunda, une adolescente qui aurait des origines italiennes, et son grand-père, vivant sous la menace de personnages au profil mal dessiné.

L’intrigue, quant à elle, est plutôt simple :

– On part d’une situation initiale heureuse, pour ne pas dire bienheureuse, où l’on voit Tililwa et Yuba évoluer dans une atmosphère caractérisée par l’équilibre et la sérénité.
– A la page 18, événement perturbateur en vue, surgit une bande de cavaliers interlopes dans la nuit. Le couple bascule dans la crainte.
– Le lendemain, Tililwa et Yuba entreprennent leur fameux « voyage » en forêt avec viatique, armes et matériel de glisse (la scène se déroule en hiver). Après quelques péripéties, la jeune femme tombe dans un trou. Yuba tente de la sauver et descend à son tour. Ils s’en sortent après moultes tentatives.
– Lors d’une partie de chasse, Yuba tue une gazelle avant de se retrouver nez-à-nez avec… un ours.
– Mais c’est à la page 63 que les choses se corsent : dans la forêt, le couple aperçoit de la fumée puis se sont des cris qui fusent. Ceux de la pauvre Nunda retenue par une bande de malfaiteurs qui l’accusent, à tort, d’avoir tué la fille de l’un des leurs.
– Yuba intervient, s’accusant du meurtre pour sauver Nunda. S’ensuit une bataille digne d’un western.

Nous en resterons là pour ne pas divulgâcher. S’il veut connaître la suite, il suffit au lecteur de se procurer le livre dans une librairie, il est disponible en dépit des problèmes de distribution dont pâtit généralement l’objet culturel dans notre pays. Il peut également se le faire prêter – pratique courante il y a encore quelques décennies ; il est vrai qu’il est plus facile aujourd’hui de se pencher à deux, voire à trois et plus si affinités, sur un téléphone, pardon un iphone, pour mater une « belle tof » ou une vidéo. Peut-il emprunter « Asikel » dans une bibliothèque ? Je pose la question et je reste stoïque.

Un zeste de sociologie

Si Tililwa et Yuba sont bien enracinés dans le jeu social villageois, ils s’en détachent d’une certaine manière de par le choix de cette cabane en lisière de forêt. Cela d’une part ; de par certaines pratiques, d’autre part : promenade à cheval, chacun des cavaliers étant juché sur sa propre monture, utilisation de « tiênaccagin ». Skis ? Raquettes de neige ? Luges ? Ces deux moyens de locomotion auxquels recourt le couple semblent « parachutés » dans l’espace kabyle. Cet imaginaire de Tilyuna Su, encore à la frontière entre l’adolescence et la maturité lorsqu’elle écrit à 18 ans son « Asikel », procède-t-il d’images en provenance du monde occidental, américain, pour ne pas le nommer ? On sait à cet égard qu’il existe bien des passerelles entre la fiction littéraire et celle filmique (télévision, cinéma, vidéo…)

Littérature et enseignement

Tilyuna Su est une artiste et une autrice dont l’œuvre, et singulièrement « Asikel », mérite d’être étudiée. Les universitaires peuvent naturellement en faire leur miel. Cela dit, c’est au jeunes publics (collégiens et lycéens) que je pense en particulier car la passion de la littérature se transmet dès l’enfance et l’adolescence. En France, pays que je connais le mieux pour y vivre et enseigner depuis des décennies, dès le collège, le programme de français, basé sur la pédagogie de l’extrait, comporte également des séquences de lecture suivie d’œuvres intégrales. Cela va des textes mythologiques type « L’Illiade et l’Odyssée » aux œuvres contemporaines comme celles du Prix Nobel Annie Ernaux, en passant par les pièces de Molière, incontournables aussi bien au Collège qu’au Lycée. Il est demandé aux élèves d’acheter les livres dont plusieurs éditeurs proposent des éditions scolaires à des prix plutôt abordables. Dans certains endroits, lorsque la population scolaire est majoritairement défavorisée sur le plan socio-culturel, c’est l’établissement qui se charge d’acheter les séries d’ouvrages (pour une classe) que les professeurs pourront utiliser. Je ne sais pas si, en Algérie ou au Maroc, les établissements scolaires peuvent acquérir une trentaine d’« Asikel » de Tilyuna Su ou d’« Iêulfan » de Kaysa Xalifi pour les mettre à la disposition des professeurs et de leurs élèves. Là encore, je pose la question