Djamel Hacene Ait Iftene
Doubler « Troy » de W. Petersen était osé pour le tamazight (le kabyle), langue minorée en devenir. Le « génie mohyatiste » de Rachid Tighilt et la prédisposition engagée de Djamel Hacene Ait Iftene, le patron de Nova Sound Studio, ont réussi le pari de « kabyliser » un fragment de l’histoire de la Grèce antique consigné dans l’Iliade d’Homère. Une pléiade d’artistes kabyles, tout aussi engagés, avaient répondu présents à l’appel de Tacemlit pour doubler Brad Pitt, Eric Bana, Diana Kruger, Orlando Bloom, Sean Bean, Rose Byrne, Brian Cox, Peter O’Toole… Ils y mettront leurs cœurs et leur génie artistique. Clap final ! « Troy » prêt à être diffusé. Il ne le sera pas. Djamel Hacene Ait Iftène nous en parle.
Tangalt : Nova Sound Studio, votre boite, et l’incontournable Rachid Tighilt, avez placé la barre haute en vous attaquant à « Troy » de W. Petresen. Comment vous est venue l’idée ? Pourquoi « Troy » ?
Djamel Hacene Ait Iftene : Je tiens d’abord à vous remercier pour l’intérêt que vous portez à nos travaux. Pour « Troy », tout a commencé par une rencontre avec Rachid au sujet de Mohya. En effet, à l’époque j’étais sur un projet de documentaire sur cette personnalité et Rachid rentrait dans mon scénario. J’avais un studio à Michelet, il m’avait proposé des projets de doublage, Schrek entre autres. Hacene Yousfi nous a rejoints sur cette première aventure. Rachid me proposa un projet de doublage dans les règles de l’art pour le film Troy. Donc à l’origine, c’était son idée. En découvrant le texte et surtout sa beauté, j’ai proposé à mon équipe de réunir autour de ce doublage les grands noms de notre culture. C’était une idée assez osée mais la suite nous rendra heureux puisque toutes les personnalités sollicitées ont répondu par présent et surtout elles ont accepté de travailler gracieusement, en inscrivant le projet dans le contexte militant. Je ne sais pas si je dois tous les citer car la liste est vraiment longue ? Le travail de prise de son a duré presque une année, étant donné que nous devions nous plier à la disponibilité des différents acteurs. Troy et la Grèce antique pouvaient correspondre à notre culture vu les nombreuses ressemblances et la langue kabyle s’y appliquait à la perfection mais aussi, car ce film fait partie des chef- d’œuvres du cinéma mondial.
Après avoir muri votre projet, vous êtes passés à l’action. Des figures de l’univers culturel kabyle avaient intégré l’aventure. Comment cela c’était-il fait ? Quelles étaient les difficultés (si difficultés il y avait) auxquelles vous avaient été confrontés ?
Comme je l’ai dit, nous avons pu réunir autour de ce projet beaucoup de personnalités du monde culturel, cinéma, théâtre, arts plastiques, chanson … Tout le monde a répondu présent, d’autant plus que le projet s’inscrivait dans le militantisme culturel, nous voulions prouver que la langue Kabyle était capable de jouer dans la cour des grands dans le domaine du cinéma, pour nous c’était un moyen d’aller vers l’universalité. Il est vrai que nous avons de très beaux films en kabyle mais des films comme « Troy » sont à un niveau supérieur. Nous avons travaillé avec des moyens très limités mais nous avons pu aller au bout des prises de voix, nous avons ou aussi nous adapter à la disponibilité de tout un chacun. A ce niveau du projet nous n’avions rencontré aucune difficulté grâce à la bonne volonté des participants mais aussi à l’implication de l’équipe technique, Hacene Yousfi, Massinissa Ait Iftene et Hamouda Rachid. Rachid et moi, nous devions coordonner le travail et organiser les séances.
Malheureusement, ce projet sera le dernier de Nova studio qui fermera ses portes juste après pour des raisons personnelles indépendantes de ma volonté. Les fichiers resteront dans des disques durs, je n’avais plus les moyens ni techniques ni financiers pour achever ce beau challenge, ça me restera au travers de la gorge jusqu’en 2023 où j’ai décidé de reprendre la réalisation de ce beau projet avec mes seuls moyens. Aujourd’hui, le mixage est quasi terminé.
Les veinards qui ont vu quelques minutes de Troy sur le net étaient empressés de voir plus. Ils ne le verront pas, du moins jusque-là. Où cela bloque-t-il ?Effectivement, nous avons partagé de courts extraits du film mais nous ne pouvons le projeter en public faute de droits. Comme vous savez, chaque œuvre est protégée par des droits d’auteurs, surtout qu’il s’agit d’une œuvre majeure. Ces fameux droits coutent cher même très cher, je ne peux pas assumer un tel investissement qui est au-delà de mes capacités financières. Je suis contre sa projection clandestine qui ne rentre pas dans notre logique puisque notre but premier était de le proposer au plus grand nombre de spectateurs. Je tiens à signaler, aussi, que la nouvelle loi sur l’audio-visuel interdit toute projection publique de film, même en milieu associatif, sans visa d’exploitation. La délivrance de ce fameux visa est liée à l’achat des droits au niveau de la boite de production américaine que j’ai d’ailleurs saisi par courriel pour une autorisation de doublage, ce courrier est resté sans réponse jusqu’à maintenant. IL s’agit là du principal blocage.
Y a-t-il espoir que Troy voit le jour ? Pour ce faire, faut-il envisager une « tacemlit » financière?
Je l’espère de tout cœur, d’abord pour la beauté du projet et par respect à toutes les personnes qui nous ont fait confiance et qui s’étaient beaucoup impliquées. J’ai expliqué plus haut le blocage, je ne sais pas si une action financière peut réunir les fonds nécessaires pour l’achat des droits. Tacemlit a été notre moteur mais là ça dépasse nos compétences.
Vous vous êtes spécialisés dans le documentaire. Après « Amed Ulqadi », « Azru », « Ça coule de source » …, vous vous intéressés à la compagne de Kabylie 1857. Où en êtes-vous ?
Oui, effectivement, je me suis spécialisé en documentaire mais pour moi, le cinéma est surtout un moyen de lutte et de transmission. Je réalisé mes films avec de faibles moyens donc je me considère beaucoup plus comme un artisan du cinéma mais non comme un professionnel. J’ai choisis de travailler en indépendant pour avoir les coudées franches et je refuse les entraves bureaucratiques source de censure. Pour le projet 1857, je viens de le reprendre l’écriture et la recherche sont terminées, ce qui n’était pas aisé. Je suis à la phase des contacts des repérages. Pour ce film aussi, le problème financier se pose et le cinéma coûte très cher. Ces sujets sensibles n’intéressent pas grand monde au niveau des boites de production qui préfèrent investir dans des sujets plus lucratifs et moins sensibles. Je continue à me battre.
En 2023, j’ai terminé la réalisation d’un documentaire sur le Tassili N’Ajjer, sous le titre : D’Austin à Djanet, voyage en terres touarègues, et je finalise un autre documentaire sur la transhumance des apiculteurs, sous le titre : Nomades des temps modernes.
La littérature est une autre corde à votre arc. Votre roman « Méandres. Journal d’un jeune kabyle ordinaire » suscitera-t-il des émules?
La littérature est mon monde puisque je suis de formation enseignant de langue française. En 2016, j’ai commencé la rédaction d’une trilogie sous le titre de Méandres, le premier tome : Journal d’un jeune Kabyle ordinaire a vu le jour en 2022 chez les Editions du Net, il a été sélectionné aux journées du Manuscrit francophone. Pour le moment il n’est pas disponible en Algérie mais je suis en contact avec les Editions Talsa, espérons que j’arrive à l’éditer en Algérie. Le tome deux est à la phase d’écriture et ça avance convenablement. Je suis aussi sur l’écriture de contes kabyles inédits.
Quelque chose qui vous tient à cœur ?
Beaucoup de choses !!! D’abord la traduction du tome 1 de mon roman en Kabyle et la présentation de « Troy » dans une grande salle, dans des conditions optimum un 20 avril. J’espère aussi que nos entrepreneurs aident les artistes qui essayent de travailler à la sauvegarde de notre culture et de notre patrimoine matériel et immatériel, pour le moment ça reste un vœu pieux. Je vous remercie et longue vie à Tangalt.
Tahar Ould Amar