J’ai déjà eu l’occasion de présenter Mhenni Khalifi dans Tangalt du 18 Septembre 2023 (notice biographique in « L’Afrique dans le roman kabyle : « Iḥulfan de Kaysa Khalifi »).
J’ai d’abord découvert notre écrivain-chanteur, récemment disparu, à travers son premier roman Asdawan deg yirebbi n wussan (2014), sorte de polar social. Asdawan est un universitaire comme son nom l’indique, qui, après avoir prêté main forte à un vieux, se trouve kidnappé par une mystérieuse organisation. Après moultes péripéties, la police finira par intervenir. Fin du résumé mais pas de l’histoire que j’invite le lecteur à découvrir dans son intégralité en se procurant le livre.
Je me suis moi-même procuré Imehbal au printemps dernier dans une librairie qui fait place au livre en tamazight, située à un jet de pierre de la place Gueydon à Bgayet. On commence par admirer la vitrine, on entre, on en ressort avec quelques parchemins au fond de sa besace et on se dirige vers la fameuse place qui offre cette vue incomparable sur le célèbre golfe de Bougie, sa rade, ses bateaux, ses mouettes, et la mer qui se prolonge jusqu’à l’horizon, bornée par les monts des Babors.
L’histoire d’Imehbal, le deuxième et, hélas, dernier roman de Mhenni KHALIFI, se déploie, elle, sur d’autres espaces : le village de montagne de Masen, l’un des personnages principaux, où vit son épouse et son père, et le Sahara où il travaille.
De quelle folie Imehbal est-il le nom ?
S’il fallait traduire littéralement le titre, « Imehbal », substantif pluriel de « amehbul », nous aurions l’embarras du choix : « Les Fous », « Les déments ». Ou : « Les Cinglés ». Ou encore : « Les Détraqués », « Les Désaxés »…
Le kabyle offre également plusieurs équivalents à « Imehbal » : « Imexlal », « Imeslab », respectivement pluriels de « Amexlul » et « ameslub »… L’idée de folie est également rendue par des expressions telles que « içça lekwa$ev-is » (il a avalé ses papiers), « iêerrek wakal-is » (sa terre, son sol, a bougé, a tremblé…)
Mais il y a folie et folie. Il y a la folie douce des poètes et des fantaisistes de tous calibres qui ne fait de mal à personne. Et il y a la folie furieuse. La folie destructrice. La folie meurtrière. Il y a la folie des téméraires, voire des suicidaires. Il y a la folie de ceux qui comprennent le monde de travers. Il y a la folie des mystiques et des originaux de toutes sortes. Il y a la folie des marginaux (au regard de la société). Oui, dans cette affaire, le point de vue est capital. Même dans le cas de la maladie mentale, appréhendée et traitée par les psychiatres, on peut trouver à redire : pensons au mouvement de l’antipsychiatrie en l’occurrence.
De plus, la folie peut être appréhendée à travers sa dimension individuelle mais également collective. De quelle(s) folie(s) le roman qui nous occupe est-il le nom ? Nous verrons que les différentes dimensions que nous venons d’évoquer y sont concernées.
Masen et les autres
Le système des personnages s’organise autour de deux catégories :
– Une série de couples : Masen et son épouse Mnaha ; celle-ci et son amant Flawas, alcoolique et coureur de jupons ; celui-ci et Frara, autre amie.
Relevons cette double occurrence de la relation triangulaire, familière du théâtre de boulevard mais qui n’a, dans le contexte kabyle, rien de drôle.
– Les marginaux : le vieux Slimane, père de Masen ; Saxu, l’ancien infirmier ayant perdu la raison.
L’intrigue
Masen est un jeune homme qui fait partie de ces nombreux Kabyles et autres gens de l’Algérie du Nord, qui travaillent au Sahara. Pendant son absence, son épouse Mnaha le trompe avec le jeune Flawas, grand buveur et cavaleur. Resté au village, son père Slimane, un veuf de soixante-quatorze ans, subit le mépris et l’hostilité de sa bru.
Au bout de six semaines de labeur, Masen va bénéficier d’un congé de trois semaines qu’il passera au village. Pour cela, il lui faudra traverser le désert (comme Mourad, le personnage de « La Traversée » de Mouloud MAMMERI). Au cours de cette odyssée, sa voiture tombe en panne et c’est en taxi qu’il va rejoindre la Kabylie. A l’issue de son odyssée, découvrira-t-il la vérité ?
Richesse thématique
Il y a dans cet opus de notre romancier une indéniable richesse thématique. Nous avons déjà évoqué les deux thèmes principaux : la folie et l’adultère. Cela dit, le texte en comprend bien d’autres :
– les misères de la vieillesse
– les relations familiales
– la maladie, celle qui affecte les humains et celle qui affecte les animaux
– les fléaux sociaux tels que l’alcoolisme
– l’émigration intérieure
– les relations hommes / animaux
– la place du livre dans la société…
Certaines de ces thématiques seront illustrées par les morceaux choisis qui clôtureront cette chronique.
MORCEAUX CHOISIS
Ô vieillesse ennemie !
Page 9. Le roman s’ouvre sur le vieux Slimane (père de Masen) en proie à la décrépitude physique (faiblesse, vue déclinante…)
Imuqel i tcemmaℇt netta ijebbed deg wanéaden n tamart-is ixerben, yaf-itt tbeddu tkennu tettwaccelqaf-as te$zi, yettaffeg lqedd-is…
Ass-a, ula d abeℇuc deg ufus-is ur t-iéerr mara t-id-yelbes ad d-yerzu $ur-s, i yi$il-is, i uvar-is na$ i yiceîîiven-is akken xersum ad yemmeslay yid-s kra…
Plus loin, c’est un monologue dans lequel il s’adresse à l’insecte qui se pose sur lui et que sa vue ne lui permet pas même de distinguer :
… a win yufan ad mwanse$ taswiℇt d ubℇuc abeztut…
Lemmer i k-éerre$ tili ddme$-k-id s usayes ad ak-d-ini$ ansi ara as-tbedduv i tfekka-w asmi ara tt-id-sersen d tamesrarudt deg uxxam-ik…
La folie
Page 27. Le portrait esquissé dans l’incipit se précise au chapitre IV où le thème de la folie est appréhendé sous l’angle de la relativité de cette notion, complexe et mouvante s’il en est.
Deg ubrid-is ɣer lqahwa n taddart… yestewtiw umɣar ad as-tiniḍ iddakkal yid-s umexluq yeffer, ttembaddalen awalen ɣaf tlufa n ddunit. Tikwal ireffed ula d ifassen-is am win ifeqεen naɣ i yebɣan ad d-yessegzi i yiman-is seg tama iwulmen tikti-s d usentel-is. Γas kra n medden sersen-t deg wumuɣ n yiderwicen iheblen, maca ahat ur akken i yella lḥal skud ur yeffiɣ taɣzint n win mazal yeccenṭuṭṭef deg leεqel-is. Rnu ɣer-s, ɣur-s netta aql-it deg ubrid iṣuben, isul yettwali ṣṣwab d teεwijt; d wid nniḍen i d imehbal meṛṛa deg-sen…
Le fou n’est pas forcément celui qu’on croit bien qu’il présente à première vue certains signes patents de folie (tendance au monologue ou plutôt au dialogue avec un interlocuteur invisible). Slimane s’accroche toujours à la Raison (ta$zint, ûûwab, leℇqel) tandis que « les autres » (wid nniven) sont dans l’erreur. Ici, c’est le marginal qui a compris les règles, les clés de « la vie bonne » des anciens Grecs, tandis que la société est vue par lui comme une collection d’égarés croyant eux-mêmes détenir les normes de la vie sociale.
La maladie
Page 123,124. Les figues ne font pas que du bien.
Nous avons déjà évoqué les misères que vit le vieux Slimane à travers son corps. Le roman aborde également la maladie sous son aspect mental. Le jeune infirmier Saxu, qui vivait le plus normalement du monde, voit subitement sa raison vaciller un jour qu’il va cueillir des figues.
– Amek i as-yeḍra waya ?
– Ur tfehhmev akken ilaq amek tella. Maca akken qqaren iôuê mettwal tameddit i Yiɣil bac ad d-iêuc lexrif i wat uxxam-nsen…
– … Dɣa mi d-yeččuṛ snat n tqecwalin, yeṭṭef-d abrid n tuɣalin deg nniyya-s qrib yeɣli-d yiḍ. Mi d-yewweḍ deg ubrid n Tmeqbert taqburt…
– … slan-as kra n medden iεeyyeḍ s wayen yesℇa d taɣect…
…
– Nnan-ak iteddu irewwel armi yewweḍ anda llant kra n tnezduɣin; deg Tulmut…
…
– Dinna i t-id-mugren lɣaci mazal-it irewwel ifassen jerḥen, udem-is yettwaxbec meṛṛa…
Le roman bascule ici dans les croyances populaires, plus précisément cette croyance selon laquelle les génies malfaisants (djins) circuleraient la nuit, s’attaquant à ceux qui s’attardent. Une cause irrationnelle serait donc à l’origine de la folie de Saxu, la folie étant prise ici dans son sens le plus immédiat de maladie mentale, perte de la raison, avec pour conséquence un bouleversement de la vie de l’individu. C’est ainsi que notre infirmier va quitter son emploi à l’hôpital pour se comporter comme un marginal.
Page 217. Pauvre petit chat !
La maladie n’affecte pas que les humains dans ce texte, elle frappe également nos amis les bêtes, le chat de Frara en l’occurrence.
Teqqar Frara asemter-a deg udlis-nsen n uxxam Γaf umaḍal n yimcac d lehlakat-nsen, nettat tettettru d iḥemmalen Γef umcic-is i ibeddel waṭṭan ussan-a ineggura. Tesnuzgem fell-as s uqaε n leǧwareḥ segmi i t-tettwali ur yettrag, ur iḥemmel ad yečč… Tugad armi ur tufi win ara tt-yeheddnen. Ur teḥṣi ad tqil εni tamettant-is ara s-t-yecleqfen …
Page 186-194. L’enfant et le chat.
Masen est invité chez son ami Musa qui lui présente sa famille… à l’exception de son fils Salas, un « enfant de la lune », atteint du xeroderma pigmentosum, maladie rare, qui rend le sujet hypersensible aux rayons ultraviolets et lui interdit toute exposition au soleil.
Plus tard, il lui racontera l’histoire d’un enfant solitaire qui, grâce à l’irruption d’un petit félin dans sa vie, va finir par s’aventurer hors de la maison.
tella yiwet n twacult tamecṭuḥt tezdeɣ deg yiwet n tiɣilt tettqabal iṭij. Deg twacult-n yella uqcic… Mačči am wayetma-s nniḍen… Ur yettmeslay s waṭas, ur yettaḍṣay. Iḥemmel ad yeqqim i yiman-is, maca daɣen ireffu ɣas seg tɣawsa tameẓyant maḍi…
…
… yerẓem kra kra tawwurt, yekcem-d umcic ! D aberquc acḥal yecbeḥ. Yuɣ lḥal amcic-nni yettergagi meskin. Dɣa mi t-yeẓra Afellay yebzeg akken, yeṭṭef-d abeḥnuq, yuma iseffeḍ-as armi dayen yekkaw…
Acḥal yecṛeh Afellay mi isellek amcic, wanag daɣen mi yeldi tawwurt n beṛṛa tikkelt tamezwarut seg waṭas n yiseggasen-aya. Yeqqim ihi icennu, yettaḍṣa weḥd-s…
L’Histoire
Le vieux Slimane, qu’on prendrait volontiers pour un vagabond, est en réalité un intellectuel. Il est même l’auteur d’un livre sur l’histoire de la révolution algérienne, ouvrage que lui réclamera le jeune Gaya, garçon de café de son état. Lors des discussions entre les deux amis, des questions délicates sont abordées.
Pages 30-31. La vérité en histoire
– Llan ssufu$en-d idlisen, ttmeslayen $ef wayen akw yevran deg tallit n tegrawla.
– Nni$-ak-d ur ttamen imehbal…
– Maççi ttamne$-ten, b$i$ ad ére$ ma d tidett ayen d-qqaren.
– D imjahden wigi, i yesteqsa um$ar ?
– Llan d imjahden, llan d imdukal-nsen na$ d imezrayen.
–Teériv anda-tt tidet, a mmi ?
–Anda-tt ?
…
–Tidett aql-itt ddaw wakal ; temmut !
–Yah ?
–Ula d nek zemre$ ad ak-d-ini$ di tallit-nni n îîrad yella-yi-d cc$el deg twilayt tis III, mlale$-d ∑miôuc yenna-yi-d aya d waya. Mugin izemren ad d-yini ma d tidett na$ uhu ?
– D ∑miôuc, i yas-yerra Gaya.
– Anda-t ∑miôuc ?
–Yemmut.
– Tfehmev-iyi-d tura ?
– Fehme$, a Dda Sliman…
Page 32. Les femmes dans la révolution.
Le jeune Gaya aborde un sujet resté tabou, celui du viol des femmes pendant la Guerre de Libération.
– Meℇna, a Dda Sliman, Ifôansisen, d tidett tℇeddan $af tlawin-nne$ ?…
…
– Amek a k-d-ini$… Llant tℇeddan fell-asent d tidett, llant tiyiv, d nutenti i yefkan tifekkiwin-nsent.
– Qqaren-d ttêettimen-tent ula ad tent-sewwôen d tiℇeryanin zun akken i ttidirent Tezwawin n zik.
– Llant ufant ôôay-nsent imi ur sℇint imvebbeô. Llant d tidett yettuêettem fell-asent…
Suspense
Dans mon article sur “Asikel” de Tiyuna Su (« Western en Kabylie », TANGALT du 04 Décembre 2023), j’avais évoqué une possible influence du cinéma sur l’écriture de la génération des jeunes romanciers kabyles. Je suis tenté d’appliquer cette hypothèse au roman de Mhenni KHALIFI qui clôt souvent ses chapitres en ménageant un certain suspense. Cette technique, que les anglo-saxons désignent sous le vocable de « cliffhanger » (littéralement, personne accrochée au rebord d’une falaise), déjà utilisée depuis longtemps en littérature, singulièrement dans le roman-feuilleton du XIXème siècle, est abondamment employée aujourd’hui dans les séries télévisées.
Page 24. Fin du chapitre III. Musa est suspendu au téléphone, attendant que son ami Masen lui réponde. Brusquement ce dernier lâche son portable après avoir perdu le contrôle de sa voiture…
Deg teswiℇt i deg yettgani Musa tiririt s$ur umdakkel-is n teméi, yebra Masen i ttilifun mi têerrek tkeôôust, téeyyeô am wakken ur yettôaou, yerna yeîîerveq waya deg-s.
–Aluu ! A Masen ! Aluu !
Page 129. Fin du chapitre XIV. Mnaha cherche fébrilement un objet. Soudain, elle se souvient d’un endroit où elle aurait pu le cacher. Elle introduit sa main dans un trou pratiqué dans un mur et…
Tuma tetteℇyu seg uêebbeô, yettwa$ay lxaîer-is, tettqisi ûûellaê yellan s yir imeslayen. D$a imir-n i d-yusa deg yixf-is umxuj n umeℇlaq aqbur. Am tin i d-yemmektin ur tecfi yezmer yella wass ideg i twehha $er din akken d awez$i a tt-yaf ukrid wayev. Tessusem deg teswiℇt-nni, teffe$ srid i taddart n uxxam yeddurin s ssqef. Terra d taxencuct i tneqqurt-nni deg te$rabt, tger afus-is ad tnadi ma d$a tnuê din ne$ uhu.
Une fin ouverte
Nous ne donnerons pas ici de morceau choisi ; contentons-nous de « révéler » que le roman se termine par une fin ouverte… avec le secret espoir qu’il se trouvera peut-être un lecteur assez fou pour rédiger la suite de « Imehbal ».
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Mhenni XALIFI, Imehbal (roman)
Editions Chikh Mohand Oulhoucine, 2018
Par Idir AMER
Paris, Décembre 2023