D’emblée, le narrateur « contextualise » l’intrigue Saɛuc uZelemcir et énonce une vérité (pas toujours bonne à entendre) : ur icefffu wegdud ur nuɣ tira…Tizelgi n walaɣ am tin ufus : ayen yeddem yebra-yas (le peuple qui n’écrit ne mémorise pas. L’esprit est aussi tordu que la main qui ne retient rien). C’est à peu de chose près ce que relève Henri Basset dans Essai sur la littérature berbere : « Chez un peuple ou la littérature écrite n’existe pas, où la science en est encore aux premiers rudiments, doit tenir une place très grandes. Les souvenirs du passé, gardés par la seule mémoire, et chaque jour déformée un peu plus, lui appartienne toute entier.
Le monde, tel qu’il apparait à l’esprit de l’homme peu civilisé, avide de connaitre le pourquoi des choses mais facile à contenter est une inépuisable source de légende. Elle lui explique la nature, le plus mince détail comme la force la plus redoutable, les rapports dans lesquels il se trouve lui-même avec le monde physique avec ses semblables, la raison des actes rituels qu’il accomplit. La légende a réponse à tout, elle se mêle à tout. »
Saɛuc Uzelmecir, le personnage pivot, nous prend la main et les cinq sens (oui, les cinq) et nous entraine avec lui dans son histoire et dans un fragment de l’Histoire de la Kabylie malmenée par le colon ottoman que l’histoire officielle glorifie. L’autoglorification n’accommode pas Mezdad , l’auto flagellation, non plus. Il dépeint la société kabyle d’antan tel qu’elle était, il la dépeint comme dans la chanson d’Ait Menguellet : Ad k-awiɣ s anga nnḥas /Akked dheb mlalen/Ad k-awiɣ s anga/Tirugza d lεib ttnalen…
Le voyage avec Saɛuc dans la Kabylie d’antan, la kabylie confinée, malgré elle, dans les montagnes (Néǧǧa izuɣar, negguni idurar. Neǧǧa tawant, nbubb laẓ), est bouleversant, attendrissant, poignant, troublant, émouvant et, surtout, romanesquement instructif.
Né prématurément, allaité par une chèvre, démuni physiquement, malade, piqué par un scorpion… personne ne donnait cher de sa peau, à commencer par Melɛez, sa mère. Enfance sclérosée flirtant avec l’au-delà. Ce n’est que tard qu’il réussira à se tenir tant bien que mal sur ses jambes. Et commence l’aventure. Inig (immigration) était la seule issue pour le montagnard affamé par ce « musulman » ce « frère » turc venu avec, dans ses bagages, des guérites, des impôts, des sabres, des cordes pour pendaison, des harems et de la baqlawa.
L’intellect et le discernement de Saɛuc ne sont pas altérés, ils compensent largement ses carences physiques. Avec Jriri, son acolyte, son compagnon de route, il entreprend le voyage qui les mènera à Lhewc Laɣa Hmed. Il trouvera en dada-s Jriri, qui a vécu et vu des vertes et des pas mûres, appui, fidélité, rectitude soutien. Ils arriveront à bon port. Mais pendant leur périple, ils vivront des situations incongrues. Mezdad investit ce périple pour nous décortiquer le social et le sociétal. Il y intègre succulemment le « fantastique » : des singes affamés prennent d’assaut un village et y délogent ses habitants. Arrivé sur les lieux avec Jriri, Saɛuc établit un contact avec celui qui semblait être le chef des primates et le convainc de quitter le village. Les villageois récupèrent leu village et n’étaient pas loin de lyncher leurs sauveteurs. Mezdad a humanisé l’animal et « animalisé » l’humain n’est pas sans rappeler, toute proportion gardée, le génie de George Orwell.
Le roman de Saɛuc Uzelemcir est jalonné d’histoires, par moment, une enchâssée dans l’autre. Même le rêve intègre la narration. Foisonnement de thèmes dits dans un kabyle, la langue, et taqbaylit (la kabylité) pudique. Mezad a dit « l’indisable » : laɣa Hmed « achète» Tazubaɣt, une jeune fille à peine pubère. Elle ne lui cède pas. Alors, yiwet turez-as ifassen ɣur deffir, tayeḍ tekkat amek ara s-delli iḍaren. Laɣa Ḥmed ur yeṭṭif iman-is, iwet ad as-imekken, tina tembawel, abudid ur yekcim tafeqlujt, lɣella truḥ di rrayeɛ.
Foisonnement aussi de personnages : Melɛez, Hmed uZelemcir, Jriri, Cix Meẓyan, Rabah, Mesɛud, Mestafa, Ɛli, Qasi, Laɣa Hmed, Tzubaɣt, Hmed Amalṭi, Baklilic… Tout ce foisonnement, et plus encore, est défait de sa complexité, est décrit et rapproché du lecteur qui éprouvera, selon le profil, de la tendresse, de l’empathie, de la révolte… Cette manière de de présenter le personnage, nous la retrouvons notamment chez Dostoveski « Les frères Karamazov ».
Mezdad, interpelle le lecteur, lui propose deux épilogues et l’invite à en choisir une ou à en imaginer une autre.
Et uZelemcir ? Ce n’est que vers la fin que l’on comprendra ce qu’est uzelemcir et pourquoi en affubler Saɛuc.
Pour dire vrai, le roman de Saɛuc uZelemcir, cette offrande de Mezdad à Tasekla ne se raconte pas : il se lit.
Tahar Ould Amar