La Colline Oubliée, Le Sommeil du juste, l’Opium et le bâton et la Traversée
Nous relevons, à travers la lecture et l’étude des romans de Mammeri, le fait qu’ils sont caractérisés par une certaine errance spatiale : de la montagne isolée et coupée du monde à un ailleurs plus ouvert, risqué et périlleux qu’il s’agisse de la ville ou du désert dans La Traversée.  Les personnages sont confrontés à l’exil, forcé ou volontaire interne ou externe. Cet itinéraire romanesque et scriptural suit une logique en trois temps allant de l’intérieur vers l’extérieur en passant par la découverte d’un ailleurs hypothétique. Cela constitue, à notre avis, la signature propre de l’écrivain.

Par ailleurs, nous remarquons une sorte de constante dans ses romans : ils sont tous caractérisés par un goût d’amertume qui colle à la peau de ses personnages lesquels ne finissent pas de désenchanter. C’est la cas, à titre illustratif de Arezki dans l’épisode où il brûle ses livres par dépit, de Mokrane qui découvre que la civilisation n’est qu’un leurre ou Mourad qui meurt faute de ne pas pouvoir réaliser ses idéaux démocratique et de justice. En substance, la promesse du meilleur est illustrée sous forme d’une illusion. Cette illusion est traduite sous forme de retour sur un lieu clos et vide de vie (Tasga, Ighzer ou Tala). Finalement, ils préfèrent la misère quotidienne et la vie au ralenti mais palpable au village que les mirages d’ailleurs.

1- Résumé : Tout commence par une expédition au Sahara algérien cadre choisi du récit qui finira dans le village natal du héros Mourad, à Tasga. Mourad y mourra d’ailleurs. Faute de trouver une troisième voie, le héros n’a d’autre choix que celui de mourir ! C’est une mort positive. Durant l’expédition, il était avec un groupe de personnes dont des collègues Français. Il travaille pour le compte du journal Alger – Révolution.

Pour rappel, Mourad s’était engagé durant la guerre de Libération comme élément actif en quête de liberté et d’indépendance. C’est durant cette période qu’il a fait la connaissance de Amalia, une journaliste française faisant partie de l’expédition mais était également partisane de l’indépendance algérienne. Après l’indépendance nationale acquise en 1962, Mourad travaille comme journaliste pour le compte d’un quotidien algérien, Alger Révolution. Comme tout citoyen, il a cru aux idéaux de la Liberté et de la Démocratie, mais il a dû se rendre à l’évidence quand son article : ‘La Traversée du désert’, relatant son séjour au Sahara lui fut censuré et refusé. Désemparé mais surtout déçu et révolté d’avoir servi d’instrument au service de la bêtise humaine, il décide de tout laisser tomber et de retourner vivre en France. En attendant la fin de l’expédition, il compte revoir sa mère au village pour la dernière fois.

Au Sahara, Amalia et son équipe sont venus enquêter sur le pétrole algérien, Ils étaient accompagnés, pour la circonstance, par Mourad, «un berbériste athée », Boualem, un islamiste invétéré et Kamal, directeur du journal Alger Révolution. Chacun de ces personnage est revenu transformé : Pour Mourad, la sensation de Liberté et de libération qu’il croyait y trouver, se transforme en un regret et que ce vaste pays est soumis, lui aussi, aux aléas de la vie et de l’illusion. La prétendue liberté des Targui n’est qu’un leurre. Pire encore les traditions séculaires se dégradent et sont menacées de disparition à l’image de Ba Salem, la mémoire vivante de la région qui quitte ce monde emportant avec lui un pan important de l’histoire du peuple du désert… Mourad lui-même a failli y mourir à cause d’une méchante fièvre.

Boualem, qui pensait retrouver la pureté des lieux où le Prophète a eu sa révélation, découvre à ses dépens que cette vaste étendue désertique n’est qu’un… mirage. De retour du Sahara, Mourad compte rejoindre Amalia à l’aéroport pour qu’ils se rendent ensemble en France après avoir rendu visite à sa mère demeurée au village natal Tasga. Amalia apprend la nouvelle de sa mort par l’intermédiaire de Kamal qui semble se réjouir de sa disparition car Mourad refuse le luxe qui lui était offert le préférant à sa liberté.

2– Un cadre spatial ouvert sur des incertitudes :

C’est un roman qui retrace la situation concrète de l’Algérien vivant dans une période déterminée : l’Indépendance. Il traite des problèmes humains (somme toute communs à tous les hommes), qui surgissent au lendemain de fête mais surtout met en évidence la grande désillusion qui a suivi la grande liesse populaire de 1962. C’est la même société que celle décrite dans les trois premiers romans mais à des époques différentes et avec des visages métamorphosés épousant ainsi les contours de la réalité de l’heure !

La Traversée : Comparativement aux trois premiers romans, dans La Traversée, l’auteur opère un choix d’un cadre particulier- Le désert- en un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, c’est à dire du village au Sahara ; et d’un moment déterminé – la période post-coloniale- Ce mouvement dans l’espace et dans le temps est la caractéristique de l’écriture romanesque chez Mammeri et traduit l’évolution de son écriture et de sa pensée. Du cadre circonscrit et étroit qui était le village de Tasga dans les premiers romans, à un espace plus large et plus ouvert qu’est le Sahara, la dimension spatiale revêt une importance capitale dans la mesure où le cheminement de la pensée de l’auteur suit un mouvement régulier et surtout bien déterminé.

3 –Un cadre temporel déterminé : Les lendemains de fêtes

                   Au regard des énormes sacrifices consentis par tout un chacun, les attentes et les espoirs nourris des années durant étaient trahis.  Les vieux évoquaient les moments du passé avec une pointe de nostalgie pour montrer à quel point était grand leur désespoir : « Ce qu’ils voulaient, c’était la grande vie-la grande vie pour tous et, si ce n’était pas possible, au moins pour eux : il fallait bien commencer par un bout […] La grande vie c’est quoi ? Puis les plus vieux se rappelèrent celle que jadis ils voyaient mener aux Européens, les plus jeunes préférèrent apprendre dans les films ou à la fête. Danser, boire, manier de grands jouets, faire semblant de n’être pas jaloux de sa femme.»[1]

Beaucoup de dégâts pour peu de résultats, finalement. Tout passe par les apparences et l’illusion de la liberté et du développement, rien n’est authentique. Mais est- ce cela qui est attendu ou promis ? Que cachent les liesses populaires menées à grandes pompes ? Que promettent les grands discours prometteurs ? Qu’en est-il en réalité ? Avec une pointe de pessimisme non dissimulé, l’auteur nous dévoile des éléments de réponses sous forme de constats accablants : « […] de l’autre côté, tu seras quoi ? Le chômage ambiant, les yeux bruns d’inflation, la peur des autres, la tienne te colleront à la peau ; ils te relégueront dans un coin de réserve indienne, d’où tu crieras au secours en vain : ici on t’aura oublié. » [2] Finalement c’est l’oubli qui nous guette. Vains efforts pour si peu de résultats !  L’auteur prend quand même le soin de distinguer les deux périodes que tout sépare. Le temps de la barbarie est certes fini et tant mieux puisque, au delà des dégâts collatéraux qu’il engendre et des blessures inguérissables qu’il laisse, il demeure néanmoins circonscrit et limité dans le temps : celui d’une révolution. Mais la vraie question est celle qui s’impose d’elle-même : après la Révolution, que sera-t-il advenu de ce petit peuple exsangue et essoufflé après tant d’années de guerre et de souffrance ? Une fois de plus le constat de l’auteur est accablant car l’indifférence s’installe durablement et rien n’augure de lendemains meilleurs si ce n’est des banalités  de la vie quotidienne sans grande incidence sur l’état général du développement et de l’évolution de la société : « Mais le temps des sauvages est passé. Il dure l’espace d’une révolution. Après vient le temps des lois, des bakchich, des balises sur les routes, le temps des papiers d’identités et des brouets noirs.»[3]  Le brouet noir s’installe en dur et pour longtemps encore car il fallait recommencer à zéro et rebâtir sur des bases solides et pas sur du sable fin : « Ca ne pouvait pas être toujours la fête, il fallait vivre aussi, tout était à remettre en place, tout était à inventer dans ce pays ! »[4]  Oui mais comment et quoi inventer ? Pour les uns- un courant de la société représenté par le frère Boualem, islamiste invétéré et journaliste, le retour « aux sources » est la solution idoine : « Qui sait si entre le désert et la foi, Dieu n’a pas crée une secrète connivence comme si, pour se découvrir, la vérité a besoin de la parfaite nudité ? Au désert aucune des perverses inventions de Satan ne s’interpose entre les hommes et Dieu. Du désert le frère Boualem va rapporter les images des temps bénis où la vérité vivait parmi les hommes.»[5]

 Pour rappel, Boualem signifie en arabe, l’homme à l’étendard, le porte-drapeau, le drapeau des croyants s’entend. Mais un autre courant, symbolisé par la personne de Mourad « Mourad, un autre athée et un berbériste »[6] ne l’entend pas de cette oreille : « Le destin des héros est de mourir jeunes et seuls. Celui des moutons, est aussi de mourir, mais perclus de vieillesse, usés et, si possible en masse. »[7] Ainsi une vision antinomique de l’Algérie indépendante s’installe d’ores et déjà non pas comme une tare mais comme une chance qui augure un combat d’idées prometteur et générateur d’une vraie démocratie : « Des héros, il fallait qu’il en reste pour déblayer la route jusqu’à l’oasis, il fallait aussi qu’ils meurent pour qu’on pût enfin se retrouver entre soi et respirer. »[8]

4 -Un cadre spatial ouvert : Le désert :

       Nous remarquons qu’il y a une évolution dans le temps mais aussi dans l’espace. Ainsi du village où se déroulent les événements des premiers romans, l’auteur passe à un autre lieu plus ouvert mais plus risqué et moins sécurisant : le désert. Le choix de ce lieu n’est pas fortuit et semble être chargé de signes et de symboles forts significatifs ! Pour bien décoder ces signes et ces symboles, nous avons interrogé le dictionnaire des symboles[9]. Le Désert est donc cette « Etendue superficielle stérile, sous laquelle doit être cherchée la Réalité. » C’est le cas notamment de Boualem qui vient retrouver la virginité des débuts de la vie du Prophète. Le Désert est également un symbole fort des peuples anciens, donc de l’humanité en « quête de l’Essence, quête de la Terre promise par les Hébreux à travers le désert de Sinaï, ainsi que la quête du Graal. Dans l’ésotérisme ismaélien, le désert c’est l’être extérieur, le corps, le monde, le littéralisme ; qu’on parcourt en aveugle sans apercevoir l’Etre divin caché à l’intérieur de ces apparences. » En plus de son étendue et de son immensité, ce lieu est magique ! Au retour de leur mission, tous les personnages du roman sont atteints par « la maladie » du désert et ne sont pas tous revenus identiques.

Ainsi le désert s’oppose au village et ce déplacement dans l’espace traduit une certaine évolution des mentalités au contact des autres par une ouverture d’esprit mais aussi il traduit celle de l’auteur et de ses idées. A une certaine période, l’espace clos qui était le village doit s’ouvrir sur le monde puisque les circonstances ont changé par rapport à La Colline oubliée ou au Sommeil du juste –période d’avant-guerre- mais cette ouverture n’est pas sans danger. Le village des trois premiers romans se situe sur la haute montagne. Ses habitants s’y trouvent depuis la nuit des temps. Ils s’y sentent en sécurité certes mais la stérilité (sociale et économique) les guette inéluctablement. Ce dilemme insupportable est une constante dans l’œuvre de M. Mammeri. Selon le dictionnaire des symboles, le symbolisme de la montagne «est multiple : il tient de la hauteur et du centre. En tant qu’elle est haute, verticale, élevée, rapprochée du ciel, elle participe du symbolisme de la transcendance ; et tant qu’elle est le centre des hiérophanies atmosphériques et de nombreuses théophanies, elle participe du symbolisme de la manifestation. Elle est ainsi rencontre du ciel et de la terre, demeure des dieux et terme de l’ascension humaine. Vue d’en bas, de l’horizon, elle apparaît comme la ligne d’une verticale, l’axe du monde mais aussi l’échelle, la pente à gravir. La montagne exprime aussi les notions de stabilité, d’immobilité, parfois même de pureté… »[10]

Parallèlement, le village, lui, présente deux facettes contradictoires, voire opposées : d’un côté, il est une structure contraignante et un lieu étroit où tout le monde se connaît : petit, étouffant, régi par des lois rigides ne laissant pas de place à l’individu donc incompatible avec son épanouissement individuel car il bride drastiquement les élans de chacun d’où les tensions fréquentes et les luttes parfois fratricides entre villages ou tribus voisines. L’absence des moyens de survie, de transport et de richesse économique fait de ce lieu un endroit oublié, oublieux et isolé du monde comme l’a si bien montré l’auteur dans La Colline oubliée qui porte bien son nom.  Ce problème est largement traité également dans un long essai intitulé : La société berbère[11], paru en 1939. Il analyse la vie et les lois qui régissent les différentes tribus berbères disséminées de façon anarchique sur les hauteurs des montagnes dans l’intention avérée se protéger certes mais, revers de médaille, un tel choix les isole du monde extérieur et accentue les rivalités. L’auteur conclut que ce peuple persiste mais ne résiste pas[12] ! Cet isolement est repris également dans ce dernier roman et comble de l’ironie, ne peut même pas se défendre comme jadis, laminé qu’il était par les vicissitudes et les aléas de l’histoire : « Dans ce village oublié au haut d’une colline que la montagne proche ne protège plus des sauterelles ni du sirocco. »[13]

De l’autre, ce même village garantit pourtant une vie sociale assez cohérente ; chacun y a sa place propre et s’y insère dans ce réseau précis. C’est donc un cadre spatial rassurant avec la tendresse d’une mère, immuable qui berce l’homme éternellement ; d’où cet attachement viscéral à la terre patrie, au village natal. C’est le cas de tous les héros qui reviennent toujours sur leur montagne natale pour y mourir. Le village qui représente la cellule de base de vie, est un espace clos et bien limité. La vie et le bouillonnement d’idées qui le caractérisait jadis à travers les assemblées de village, semblent le déserter sous les coups de boutoirs de la nouvelle vie aux exigences démesurées et aux ambitions illimitées ! Il ne peut plus nourrir les siens et à leur offrir tout ce dont ils ont besoin en matière de nourriture du ventre et de l’esprit surtout. Il est assimilé, par la force des choses, à un sinistre mouroir : « Dans le couloir de la mort lente qu’était devenue la place de Tasga, qu’est ce que les voyageurs pressés venus faire ? »[14] Le village est déserté et offre un visage laid et repoussant aux visiteurs qui s’en émerveillaient pourtant jadis.

Ainsi donc la ville s’oppose radicalement à la montagne et représente l’aspect négatif de la vie, un lieu de solitude et de mystères à la fois menaçant et rassurant. Elle est associée à la notion d’exil, une ville hydre. Ce monde extérieur qui lamine l’homme, le domine l’asservit , l’écrase et le nie ne fait qu’accentuer la nostalgie contrairement à la montagne, désignée dans la culture berbère par adrar n laaz, littéralement la montagne de la fierté.

À suivre…
Djamal AREZKI

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[1] – La Traversée, p.7
[2] -Ibidem .P.9
[3] – Ibidem, p.18
[4] – Ibidem p. 22
[5] – Ibidem, p.26
[6] – Ibidem, p.28
[7]-Ibidem, pp.30-31
[8] – Ibidem, p.23
[9] – Dictionnaire des symboles, Op. Cit., p.349.
[10] In Culture Savante, Culture vécue, Op. Cit.
[11] – In Culture Savante, Culture vécue, Op. Cit.
[12] – Culture savante, Culture vécue, op. Cit.
[13] – La Traversée, p.173.
[14] -Ibidem, p.52