Cinquième roman de Mustapha Benfodil, Terminus Babel est publié aux éditions Barzekh (Alger) en 2023. Après un premier texte rédigé en kabyle, au milieu de ma lecture par laquelle j’ai notamment voulu attirer l’attention sur ce roman, je souhaite reprendre ici la plume, cette fois-ci, en français pour déclarer tout le plaisir que j’ai pris en le lisant tout en tentant d’inscrire ce compte rendu dans une sorte de critique du texte lui-même.
C’est un texte qui n’est pas écrit pour célébrer l’épopée du connu, ni même pour raconter, critiquer et/ou dénoncer la propagande, qu’elle soit liée à l’histoire confisquée, à la patrie galvaudée ou au sentiment national déshonoré. Si c’était le cas, ce texte serait en écho avec l’ordinaire littéraire, car la permanence littéraire finit par embellir certaines thématiques, notamment les plus sociales d’entre elles, et définit les contingences de la contemporanéité littéraire.
Terminus Babel est une histoire d’un exemplaire d’un livre (roman) revendiquant son existence, son itinéraire, son a-typicité (voir entre autres pp. 70-72). Histoire incroyable, mais imposant sa vérité. On oublie souvent cette vérité. On croit aux choses qu’on voit et aux histoires/choses inventées. Mais on ne fait pas attention aux histoires silencieuses… aux histoires tues, soit par manque d’imagination soit par incapacités à franchir les limites du possible. Il n’est pas de mon attention de raconter ici cette histoire ni de la résumer. Non. Surtout pas. Je ne le souhaite pas. Si je ne le fait, je porterai disgrâce à cette histoire. J’invite à la lire. Je la recommande. Toutefois, je m’autorise à dire d’elle qu’elle mélange l’intimité d’un personnage avec le dialogue entre les textes où les écrivains deviennent eux-mêmes personnages… personnages secondaires… presque à la limite de l’effacement… porteur de sentiment de rejetés et de laissés pour compte… mais, paradoxalement, témoins et mémoire…
Construit sur le mode métaphorique, le pilon, auquel est confronté cet exemplaire de roman, figure la déchéance culturelle. Dépassant l’argument économique faisant du recyclage du papier un intérêt louable et allant même au-delà de l’argument écologique, le pilon devient, dans la voix de ce personnage atypique, une allégorie de la mort de la littérature, de la déchéance culturelle dira-t-on même. Arrivé au dernier arrêt, Terminus, là où sa vie est soumise au bon vouloir d’une main possiblement généreuse et empathique, l’exemplaire légèrement abîmé d’un roman est confronté à la possibilité de sa destruction ; la force métaphorique oriente ici le sens vers l’anéantissement de la littérature. Babel, cette immense bibliothèque, ne lui proposera possiblement plus de place.
Terminus Babel de Mustapha Benfodil, je le sens comme un contre écrit pour signifier le silence de l’intimité scripturaire. Personnellement, je le prends comme un texte dont le personnage narrateur, un exemplaire d’un livre, un être mi-résigné mi-rebelle, ne maitrisant aucunement sa destinée, déclare sa vie atypique, hors classement et hors exemplarité. Il n’est exemplaire que par la forme de livre, du roman, qu’il représente. Sa propre vie, sa véritable vie est originale et ne ressemble à aucun autre exemplaire.
Terminus Babel est un texte où l’originalité de la fiction entre en écho avec la quintessence de la mise en forme. Cet écho prend racine dans cette prosopopée, magistralement mise en exergue par le truchement d’un exemplaire d’un livre (ktab), et se fait entendre comme voix narratrice d’une vie cheminant dans sa destinée entre le souhait d’une récupération et l’accomplissement d’une sortie hors inventaire.
Terminus Babel est aussi un livre qui parle de lui-même et… de son auteur. La relation y est inversée : l’auteur peut mentir, pas son livre, semble dire Mustapha Benfodil. Car l’exemplaire d’un livre a aussi une vie que l’auteur n’a pas décidée. Ce qui est certain, c’est ce que je retiens en tant que lecteur, c’est que Benfodil fait d’un exemplaire de livre un personnage central… une voix narratrice… un témoin d’une situation et… surtout un lanceur d’alerte. En somme, une prosopopée. C’est-à-dire une voix, mais aussi une posture, autant dire une justesse car elle est une voix des sans voix (pour ceux et celles qui veulent voir plus profondément cela, ils peuvent consulter ce que Bruno Clément développe sur cette question, notamment son livre La voix verticale. Essai sur la prosopopée (Belin, 2013)).
La prosopopée est voix. La voix est personnage. Le personnage, devenu narrateur, raconte les autres personnages, à commencer par l’auteur, l’écrivain, du roman. Quelle prouesse ! Et le texte se raconte… devient parfois métatexte. La prosopopée prend forme de soliloques, parfois intimes, parfois déclaratifs, d’un être (oui : un exemplaire d’un livre est un être), un être unique. Son unicité est dans son a-typicité définie dans sa relation avec les mains qui l’ont touché et manipulé ses pages et sa couverture. Le fil des soliloques est entrecoupé par des dialogues entre livres-exemplaires confrontés au même risque de destin.
Et l’Artiste arrive dans cette situation d’angoisse et de questionnement. Il arrive comme un potentiel sauveur, fait face à cette complexité des choses. Ces soliloques, agrémentés de dialogues d’angoissés, se font des moments pour un hymne en hommage à la littérature, tout en célébrant certains textes ayant marqué la république des lettres. Et ktab, ce personnage hors paire, cette voix narratrice, cette figure stylisée est à sauver… par un souvenir… par une demande de pardon… ou, au pire, par un remord de conscience. Une main familière, tellement familière qu’elle le reconnait aussi vite que l’œil posé sur lui… la main d’Aida. Momentanément sauvé ?
Prosopopée remarquablement imaginée et agréablement mise en récit et narrée d’une manière captivante où imagination cohabite amicalement avec la documentation littéraire issue des lectures. L’auteur, Mustapha Benfodil, en donne même à la fin du roman une sorte d’index signalétique des textes cités et de fragments insérés.
Terminus Babel est également un hymne célébrant le moment fort, un long et lourd moment, d’accouchement d’un texte ou la confession intime et la réflexion se font, en concert, des notes contigües dans une partition, formant ainsi aussi bien le rythme que le contenu de l’histoire : possibilité de disparaitre. Les passages inclus dans les pages 124 à 130 en portent une certaine coloration.
Terminus Babel est un roman qui fait espace où cohabite des bribes autobiographiques avec des fragments douloureux d’un pays. Le tout est absorbé dans une sorte d’interrogation sur la déchéance littéraire, plus généralement culturelle (situation où on tue des livres comme on assassine des écrivains). Par ailleurs, ce roman est aussi, et surtout un lieu où se développent des propos sur l’écriture (entre autres, voir p. 101). Les références aux livres et aux écrivains semblent être une sorte de mémoire de littérature ou un fonds à revendiquer (p. 102).
Terminus Babel est, et c’est à mon sens important, un roman où la narration oscille entre ce qu’on peut considérer comme discours intime (soliloques, monologue, aparté) et discours racontant l’Autre, notamment des angoisse de l’Ecrivain/l’écrivain ; il obéit par moment à une sorte de théâtralisation de la parole narrée. Confession, révolte, énonciation de profondeur psychologique, description des hésitations, etc. forment un tout orienté vers les abymes de l’écriture et de la création littéraire ou le questionnement est omniprésent.
Tout en lisant ce roman, je n’ai pas pu à aucun moment ne pas me poser des questions sur son écriture. Il provoque. Il ne laisse pas le lecteur indifférent. Le texte est-il écrit avec le souvenir hésitant de l’écriture entre fiction, autobiographie et document ? Est-il écrit avec un sentiment de revanche de l’écriture sur l’écrit ? Un roman écrit/s’écrit (car la rature est devenue littérature de la même manière l’avant-texte se fait texte fini et appréciable comme tel) comme un objet artisanal façonné par une main experte, comme une pièce unique ; son unicité, son a-typicité est un éclat d’étincelles dans une écriture qui se fait. Les nombreuses mentions des textes très connus et/ou moins connus, qu’elles soient citations, allusions ou référent, apportent à ce Terminus Babel de la luminosité tout en lui donnant une place parmi les textes mentionnés. Ce roman serait-il un texte où le lecteur est invité à remonter les cours alimentant pleinement la rivière : les sources éclatées de ce roman. Eclatement qui se lit dans la fragmentation caractéristique de son style. L’aspect fragmentaire de cette écriture est porté comme un tatouage imposant et embellissant. L’auteur, Mustapha Benfodil, a osé repousser les limites du romanesque et de la littérature. La peine mérite l’audace. Son audace a payé. Ainsi, sa beauté est justement entre l’écriture, comme processus de création, et l’écrit, comme création proposée.
En somme, tout en étant un espace d’interrogation sur l’acte littéraire et en problématisant, par la métaphorisation du pilon, la question de l’anéantissement de la culture, plus spécifiquement de la littérature, ce texte de Mustapha Benfodil se présente comme un puzzle, techniquement recomposable certes, mais surtout agréablement composé pour défier le lecteur(-joueur). Mieux, Terminus Babel est un labyrinthe où la formulation du questionnement est aussi importante que la recherche de la sortie des méandres de la situation dans laquelle la destruction du livre, pris ici comme image allégorique, est signe hautement inquiétant.
Mohand Akli, Salhi