« Tiregwa est une obtention, par extraction, d’une essence à partir d’autres œuvres qui sont, elles mêmes, des œuvres essentielles »- Ahmed Radja

Aït Menguellet sortit son album Tiregwa en janvier 1999. Au cours de la Décennie noire, notre poète avait produit trois albums (Awal, Iminig gidh et Siwel-iyi-d tamacahut) qui constituent une analyse acérée des événements que l’on retrouve rarement dans des œuvres poétiques, particulièrement orales. Il est établi que les mots ‘‘poésie’’ et ‘‘analyse’’ s’opposent par leur substance et par leur forme d’expression. Les émotions, l’imagination et le mysticisme de l’une, sont à mille lieues de la rationalité et de la sécheresse de l’autre. Réussir la prouesse de dire d’une façon sublime et lyrique la complexité et le drame de la vie quotidienne est tout simplement une révolution dans la poésie kabyle dont Aït Menguellet est l’un des dignes représentants.

Le nom de Tiregwa, titre de l’album, est proposé par un auditeur de la radio chaîne II, Mebarki M’hani, suite à l’appel lancé par le chanteur sur les ondes de la radio pour trouver un titre à son futur album. Le choix est des plus réussis puisqu’il répond au vœu du chanteur de faire une œuvre qui, du moins sur le plan formel, constitue une confluence des œuvres passées d’Aït Menguellet. Cette ‘‘architecture’’, comme on le verra par la suite, va donner naissance à un nouvel ouvrage presque autonome.
Ce n’est pas la première fois que Lounis Aït Menguellet marque une halte féconde dans sa carrière poétique.

Déjà, en 1988, notre chanteur réédita en six volumes les anciennes chansons sous le titre générique « Chansons d’or » où il introduisit de nouveaux arrangements musicaux avec une voix chaude et très mûre de l’homme de trente huit ans. C’était une façon d’assumer complètement les œuvres antérieures, de rendre disponible sur support cassette des produits qui n’existaient que sur disques 33 ou 45 tous et, enfin, une manière de redonner vie et chaleur aux chansons sentimentales des années 70 que les jeunes de la fin des années 80 n’ont pas pu écouter d’une façon correcte et régulière.

La seconde halte d’Aït Menguellet se trouve dans l’album Abrid n temẓi sorti en 1990.

C’était au lendemain de « l’ouverture » démocratique qui allait consacrer le pluralisme politique. Le regard critique de Lounis – alliant scepticisme et optimisme – contrastait paradoxalement avec l’euphorie béate des uns et la précipitation intéressée des autres. Étant entendu que « la démocratie va se faire avec des Algériens concrets » (dixit M. Mammeri), la complexité de la tâche surgit au grand jour lorsqu’on observe l’état de sujétion morale et le sous-développement culturel dans lesquels était plongée la société.

CONFLUENCE ET DIFFLUENCE DANS « TIREGWA »

Ce que nous suggère, dès l’abord, le titre de cet album, c’est l’idée subliminale de confluence et de diffluence de quelque chose que nous sentons important, dont nous pressentons le poids et les dimensions. Ce « quelque chose » ne peut être que la matière, profonde et éthérée à la fois, qui nous relie de façon quasi mystique au poète démiurge, Lounis Ait Menguellet. Les rigoles, qui portent bien leur titre, portent du même coup les messages que le temps et l’histoire nous envoient pour pouvoir décrypter le présent et entrevoir l’avenir. Que les idées et les réflexions soient véhiculées par la poésie, cela ne surprend nullement au sein d’une culture où le verbe est au centre des préoccupations quotidiennes, donnant à ceux qui en usent éloquemment un rang et des pouvoirs établis dans la société.

Plus fort que le pouvoir et au-delà même de la notion de rang social, le verbe dans la société kabyle constitue un élément de vie, un viatique qui permet de supporter l’absurde, un lien empirique entre les groupes et les générations, et enfin un instrument de lutte et de libération sur les plans collectif et individuel.

Une perception primaire des compositions contenues dans l’album nous donne le sentiment, partiellement fondé, que l’auteur procède à une sorte de ‘’bilan’’ de sa carrière et de sa vie. Sous un angle encore plus simpliste et ingénu, nous verrions un « collage » pictural dont le seul effet serait de tarabiscoter un produit nouveau. Rien n’est plus faux à l’examen.

Après tous les poèmes et strophes où Aït Menguellet expose la valeur du mot, du verbe et du poème, il ouvre dans Tiregwa une espèce d’exorde où il fait de l’Asefru une chandelle, un phare éclaireur, capable de montrer le chemin à celui qui le cherche :
« Si j’égare le chemin d’où je viens,
Quelle belle chance qui est la mienne :
Mon repère est là, c’est le poème.
C’est le poème que je trouve comme remède à mon mal,
Si bien que j’ai pu dire :
Mon cœur est gros d’angoisse, je vous raconte ! »

Sur le plan de l’architecture du texte, Aït Menguellet a introduit une nouveauté formelle qui nous plonge dans la discographie de l’auteur qui s’étalait, au moment de la sortie de l’album, sur trente années de production. La majorité des vers et des phrases qui composent le texte de Tiregwa sont extraits des anciennes chansons de l’auteur. Par un extraordinaire ‘‘mixage’’ où s’imbriquent et s’entrelacent les strophes des années 70 et 80 et les nouveaux poèmes, il nous présente des compositions qui se déclinent en deux sortes de messages sur le plan de l’intelligence du texte selon la qualité et l’âge de l’auditeur : pour les anciens fans d’Aït Menguellet, ils retrouvent ici des phrases et des tableaux familiers qui, par une heureuse géométrie, se combinent entre eux et en même temps avec le nouveau liant de Tiregwa. L’ampleur de la prégnance des anciens textes dans la mémoire des auditeurs est parfois si féconde que ces derniers n’arrivent pas à se détacher des référents qui ont le poids des œuvres éternelles. Pour situer le nouveau travail dans un contexte actuel, l’auditeur doit certainement prendre du recul en ‘’dénichant’’ le sens porté par des mots et des phrases qui lui sont fort familiers.

Sans nécessairement ‘’creuser’’ dans le territoire de l’ancienne poésie de l’auteur, les jeunes auditeurs perçoivent le sens de la composition en le soumettant à l’épreuve de l’environnement politique, social, psychologique et culturel qu’ils vivent hic et nunc (ici et maintenant).

A suivre
Amar Naït Messaoud