L’élite intellectuelle algérienne- ou ce qui en reste- demeure, à ce jour, trente-et-un an après l’assassinat de Tahar Djaout, inconsolable et orpheline de la valeur, de la dimension, du talent et de l’engagement de ces hommes et femmes fauchés par la guerre que le terrorisme des années 1990 a déclaré aux intellectuels, les gens du savoir, les artistes, les journalistes et tous les éclaireurs de la société.
La « famille qui avance » est le mot que Djaout a utilisé pour nommer la frange de la société qui s’inscrit dans une perspective moderniste et démocratique, tout en étant attachée à ses valeurs authentiques, à l’opposé des tentations théocratiques, conservatrices, rétrogrades et aliénantes qui avaient animé- et continuent d’animer- une pseudo-élite politico-culturelle qui tient dans ses griffes des franges entières de la société algérienne.
Je revois encore Tahar Djaout assis entre Ben Mohamed et Mouloud Mammeri dans une conférence sur Si Muh U M’hand le 25 décembre 1988 organisée dans la salle de cinéma de Aïn El Hammam (ex-Michelet). Djaout ne pouvant se départir de son réflexe de matheux dénicha une petite ‘‘anomalie’’ dans la date présumée de la naissance du plus grande poète kabyle. Mais, timide et réservé qu’il était- malgré le bon sourire qu’il arbora-, il chuchota discrètement cette observation à l’oreille gauche de Ben Mohamed. C’est ce dernier qui formula publiquement l’interrogation de Djaout. Mammeri répondra en relativisant la connaissance que nous avons de la date exacte de la naissance de Si Muhand.
Le combat de l’écrivain et journaliste Tahar Djaout était celui dans lequel se reconnaissaient tous les militants des libertés démocratiques, des droits de l’homme, du progrès et de la science. Et c’étaient ces idéaux et ces choix justement qui étaient combattus par le feu et le sabre par une secte d’illuminés, un monstre sorti du ventre d’une république rentière nourrie par l’idéologie arabo-islamiste, version algérienne du jdanovisme.
Avant qu’ils fussent des cibles privilégiées des islamistes, les esprits et les plumes de la trempe de Tahar Djaout étaient soit marginalisés, soit désignés déjà à la vindicte publique par les tenants de la pensée unique. Et c’est presque ‘’naturellement’’ que la secte des mutants acheva la besogne par le passage à l’acte.
Des noms prestigieux de la culture, des arts et de la science étaient éliminés presque chaque semaine en ces journées noires des années 1993- 94- 95. Boucebsi, quelques jours après Djaout, Belkhenchir, Liabès, Chergou, Boukhobza, Smaïl Yefsah, Mokbel, et la liste est malheureusement trop longue. Au moment où des têtes tombaient presque quotidiennement, un journal de l’époque que l’on ne peut accuser de cynisme titrait en grande manchette en plein milieu de la vague assassine : ‘‘À qui le tour ?’’.
Chaque semaine, un nom nouveau s’ajoutait au martyrologe. A tous, il est reproché la libre pensée, la franchise, l’honnêteté et l’engagement dans la société. Fallait-il se taire ou continuer à parler, à écrire et à se battre pour faire valoir la raison, l’intelligence et la vie ? Djaout n’y va pas par quatre chemins pour nous appeler à mourir dans la dignité : « Si tu parles, tu meurs ; si tu te tais, tu meurs. Alors, parle et meurs ! ». Cette citation deviendra une devise que même les taggueurs de Kabylie reproduiront sur les murs lors des journées sanglantes de la révolte citoyenne en 2001. Elle rappelle la strophe d’Aït Menguellet par laquelle il clôt la chanson Aεeṭar composée sous le règne de la dictature de la fin des années 1970 :
La parole, personne ne peut la tuer
Mais, l’homme est bien mortel
Quand la parole vient à exploser
La génération qui la cherche la trouvera
Mieux vaut sans doute parler
Dis-le [mot] avant qu’il ne soit trop tard.
LA PAROLE NE PEUT ÊTRE QU’ENGAGÉE
C’est que, en Kabylie et pour les artistes, hommes de lettres et autres esprits happés par les muses, il ne peut y avoir de parole qu’engagée. Les épreuves que la vie rude des montagnes et le régime tyrannique des princes ont fait subir aux habitants de la Kabylie ne pouvaient pas accoucher d’une terne prose ou d’un creux discours. C’est l’âme d’un peuple entier qui s’exprime et qui hèle les grands airs.
En fondant six mois auparavant l’hebdomadaire Ruptures avec d’autres amis (Arezki Metref, Abdelkrim Djaâd), Djaout avait clairement désigné et assumé son camp, celui de la démocratie, de la République et de la modernité. Quant au choix lui-même, il procède d’un parcours naturel d’un poète et romancier talentueux doublé d’un journaliste compétent. Pour lui, le choix de la liberté et de l’expression sans tutelle commence avec Le Solstice barbelé (1975) et se poursuit jusqu’à Le Dernier été de la raison qu’il avait laissé en manuscrit avant sa disparition prématurée.
Au lendemain de la mort de Djaout, un autre écrivain, Rachid Mimouni, qui mourra quelques années plus tard dans son exil de Tanger, écrira, avec la rage au cœur, dans le journal Le Monde du 13 juin 1993 : « Tuez-les tous et qu’Allah n’en reconnaisse aucun ! Telle semble être la devise des intégristes algériens. L’écrivain Tahar Djaout, âgé de trente-neuf ans, vient d’être victime de cette furie meurtrière. Pourquoi s’est-on attaqué à lui ? Il s’est toujours tenu à l’écart du champ politique et n’a jamais occupé un poste dans l’appareil de l’État (…) Les intellectuels constituent désormais leur cible privilégiée. Ils sont d’autant plus faciles à atteindre qu’ils habitent dans des quartiers populaires, fiefs intégristes, et ne bénéficient d’aucune protection. Ils ne savent plus pourquoi ils vont mourir. Les Intégristes leur promettent une balle dans la tête, et le chef du gouvernement les traite de ‘’laïco-assimilationnistes’’, ce qui est une forme d’incitation au meurtre ».
Comme beaucoup d’artistes de renom, Djaout est issu de la Kabylie maritime. Il est né le 11 janvier 1954 à Oulkhou, dans la commune d’Aït Chafaâ. A quelques kilomètres de la mer, Oulkhou est entouré d’un chapelet d’autres bourgades aussi pittoresques les unes que les autres. Aït Ali Oulmahdi, Ighil Mahmed, Ichelatène et les célèbres Igoujdal qui sortirent de l’anonymat en 1994 en organisant, les premiers, la résistance contre les hordes terroristes à l’échelle du village. Le principe finira par faire tâche d’huile un peu partout dans les villages de crête ou des vallons.
Djaout est parti en pleine maturité, au moment où il pouvait donner plus et explorer d’autres voies de création. Il était parti aussi au début d’une libéralisation politique débridée qui a coltiné dans son sillage la force létale qui allait tuer dans l’œuf la fameuse ouverture démocratique, les hommes de valeur à l’image de Djaout et les espoirs fous de millions de citoyens. Ahmed Radja, ingénieur agronome et poète à ses heures, originaire de Maâtka, écrivait à propos de Djaout dans son recueil intitulé Le Poids des jours (2003) :
‘‘Sil n’a pas survécu à ces balles assassines,
Il aura en revanche dénudé l’hérésie.
Il aura mis le doigt sur le mal qui nous mine
Qui fait que l’ignorance assassine le génie’’.
« La patrie n’est pas de l’ordre de l’espace mais du temps. Pour moi, la patrie de l’homme est un peu son enfance », disait Djaout. « La lecture de L’Appel de la forêt de Jacques London m’a donné, à l’âge de douze ans, l’envie de créer des êtres, des situations. Je voulais moi aussi ouvrir des portes sur l’aventure, à la fois pour moi-même et pour les autres. Je voulais être un créateur de l’imaginaire, un libérateur de l’imagination. Plus tard est venu le désir de faire passer à travers l’écriture, des idées, des soifs, des revendications diverses », ajoute-t-il dans un entretien à El Watan publié quelques mois après sa mort.
À propos de ses rapports avec la nature, Tahar Djaout dira : « J’aime effectivement beaucoup la nature, dans une sorte de panthéisme que certains trouvent très lyrique. Elle est omniprésente dans ce que j’écris, à travers ses planètes, ses oiseaux, ses insectes, tous ces éléments qui lui prêtent leurs chants, leurs mouvements, leurs amours, leurs couleurs. C’est peut-être chez moi la recherche d’un âge du monde qui pourrait coïncider avec l’enfance » (El Watan, 23 novembre 1993).
Amar Nait Messaoud