L’adage italien « traduttore, traditore » (traducteur, traître) est devenu « traduire, c’est trahir », une affirmation aux allures de sentence, un leitmotiv que l’on répète à satiété et instinctivement, dès que l’on est invité à apprécier « une passerelle linguistique ». Passer d’une langue à une autre impliquerait donc la… trahison. C’est expéditif et, encore plus, pas « intellectualisé ». Il est évident que la traduction est un exercice difficile qui engage plus que la compétence linguistique. Mais de là, et sans prendre le temps de réfléchir, à s’empresser de parler de trahison, c’est aller vite, trop vite, en besogne. Une métaphore (dans les *Lettres persanes* de Montesquieu) illustre le mieux le transfert : « Les traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la même valeur qu’une pièce d’or, et même sont d’un plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours faibles et de mauvais aloi. »
Passer d’une langue à une autre suppose une maîtrise parfaite de la langue de départ et de celle d’arrivée. Cela est-il suffisant pour autant ? Certainement pas. La traduction ne dépasserait pas le littéral pour atteindre l’émotionnel, si le traducteur ne maîtrise pas la culture de départ et la culture d’arrivée. Autrement dit, s’il n’arrive pas à traduire « l’âme », l’essence de la littérature.
Tasekla (la littérature d’expression amazighe), toujours en chantier, s’est essayée à l’exercice de traduction depuis quelques années. C’est le moyen le plus rapide d’enrichir la bibliographie amazighe, explique-t-on. Sauf que, à l’exception de très rares œuvres traduites (essentiellement du français au kabyle) qui sortent du lot de la fadeur, beaucoup de ce qui est traduit n’a pas fait mouche et n’a enrichi la bibliographie que… quantitativement.
On retrouve l’âme kabyle dans « Le fils du pauvre » de Mouloud Feraoun, on ne la retrouve pas dans « Mmis ugellil ». La magie et la poésie du « Petit Prince » de Saint-Exupéry disparaissent dans « Agellid amecṭuḥ » et laissent place à… l’ennui.
On ne traduirait « susem, tuɣmest ! » que par « Tais-toi, la dent ! » et « tegzem tasa-w » par « elle a déchiré mon foie », si l’on ne va pas plus loin que le mot. Idem si l’on s’essaie à dire en kabyle « pisser dans un violon » ou encore « mettre du beurre dans les épinards » : « bec deg ugiṭar », « sers udi di sselq ».
Cela étant, il se trouve des traducteurs qui excellent dans leur exercice. Mohya est le premier qui vient à l’esprit, même si le dramaturge s’inscrit dans l’adaptation/réécriture.
Parmi les traducteurs qui ont réussi la passerelle entre la langue française et la langue kabyle (et vice-versa), nous avons repéré deux pépites : Amar Nait Messaoud, que nous ne désespérons pas de retrouver dans le monde de l’édition, et Ameziane Kezzar qui apporte un nouveau souffle à Tasekla.
Tahar Ould Amar
EXEMPLES :
Langue d’arrivée (traduction de Amar Nait Messaoud) :
QUEL QUE SOIT… extrait du chanteur Idir
Quelque tranchant que soit le burin,
À même de couper un clou en fer,
L’écorce de chêne le déchiquette.
Quelque brûlant que soit le soleil,
Consumant les champs verdoyants,
Dès leur apparition, les nuages l’éclipsent.
L’homme à beau faire ses choix,
Tirant à la courte paille,
Aucun lieu d’élection ne lui agrée.
(…)
Quiconque, en mer,
Est tenté de semer ses graines,
Espérant une récolte certaine,
Aura à battre son blé dans l’eau !
Langue de départ :
Akken ibɣu yaqḍeɛ umenɣaṛ,
Igezzem tiseqqaṛ,
Tizi ukerruc tssafeg-it.
Akken ibɣu yiṭij yeţţɣar,
Yaḥṛeq timizar,
Mi d ibʷeḍ wagu iɣum-it.
Akken ibɣu bnadem yextaṛ,
Ijbed tiseqqar,
Amkan ideg yezga iḍur-it.
(…)
Wibɣun izraɛ di labḥer,
Ma iɣil ad yemger,
Annar deg waman yuqqem-it.
Yidir
Langue d’arrivée :
Tameẓẓalut (A.Kezzar)
Fuqerru-s tezga tmeḥremt,
Tettɣumu yis-s amzur-is.
Widak-nni yezazallan,
Ɛecqen tiwetẓatin-is.
Widak ur numin ara,
Ammer ad d-teẓẓel afus-is,
Ad amnen akk s Rebbi
Ad ḍefren akk ddin-is.
Wissen d cu i teffer
S ddaw uqenduṛ-nni ?
Tamgerṭ-ines d lefnaṛ,
Taglimt d izir uyefki.
Imeccacen-is ččuren,
Aḍar yecbeḥ i tmuɣli.
Im’ara teweddi ad teẓẓal,
Anwa ur tt-id-nettmenni ?
Wissen d acu i teffer
S ddaw uqenduṛ-nni ?
Nnan d idmaren-is i bedden
Ɣef lqedd-is imserri.
Tammast-ines d tarqaqt,
Yiwen ufus ad as-d-iḥelli.
Im’ara teweddi ad teẓẓal,
Anwa i d-yettmektin Rebbi ?
Im’ara teqqim weḥd-s,
Ad tebded zdat lemri.
Ad tserreḥ i wemzur-is,
Am leḥrir i d-iɣelli.
Ma terfed ijufaṛ-is
I wi bɣaan ad iwali,
Widak s-yesṭuṭṭucen,
Atna akk di Mwad Ɛisi.
(….)
(Amezine kezzar, Brassens, tuɣac d isefra)
Langue de départ :
La religieuse (Brassens)
Tous les coeurs se rallient à sa blanche cornette,
Si le chrétien succombe à son charme insidieux,
Le païen le plus sûr, l’athé’ le plus honnête
Se laisseraient aller parfois à croire en Dieu.
Et les enfants de choeur font tinter leur sonnette…
Il paraît que, dessous sa cornette fatale
Qu’elle arbore à la messe avec tant de rigueur,
Cette petite soeur cache, c’est un scandale !
Une queu’ de cheval et des accroche-coeurs.
Et les enfants de choeur s’agitent dans les stalles…
Il paraît que, dessous son gros habit de bure,
Elle porte coquettement des bas de soi’,
Festons, frivolités, fanfreluches, guipures,
Enfin tout ce qu’il faut pour que le diable y soit.
Et les enfants de choeur ont des pensées impures…
Il paraît que le soir, en voici bien d’une autre !
A l’heure où ses consoeurs sont sagement couché’s
Ou débitent pieusement des patenôtres,
Elle se déshabille devant sa psyché.
Et les enfants de choeur ont la fièvre, les pauvres…
Il paraît qu’à loisir elle se mire nue,
De face, de profil, et même, hélas ! de dos,
Après avoir, sans gêne, accroché sa tenue
Aux branches de la croix comme au portemanteau.
Chez les enfants de choeur le malin s’insinue…
Il parait que, levant au ciel un oeil complice,
Ell’ dit: « Bravo, Seigneur, c’est du joli travail ! »
Puis qu’elle ajoute avec encor plus de malice :
« La cambrure des reins, ça, c’est une trouvaille ! »
Et les enfants de choeur souffrent un vrai supplice…
Il parait qu’à minuit, bonne mère, c’est pire :
On entend se mêler, dans d’étranges accords,
(…)