« I yuɣen irgazen ur ttrun ! » (Que n’endure-t-on pas sans verser de larmes !)
Comme pour solliciter indulgence et bienveillance du lecteur, d’emblée, Manis Amrioui, l’auteur de Talalit-iw tis snat… avoue ne pas avoir une grande «expérience de la lecture », encore moins dans sa langue maternelle : «… Si, il y a cinq ans, quelqu’un m’avait dit que j’écrirais dans ma langue maternelle, j’aurais éclaté de rire. Pourquoi ? Parce qu’on associe souvent l’écriture à une grande expérience de lecture, et je n’étais et ne suis un grand lecteur ».
Toute proportion gardée, Cela nous rappelle l’attitude de Belaid At Ali, cet inconditionnel de Proust, lorsque le Père Degezelle lui proposait d’écrire des contes kabyles en kabyle.
L’auteur de Lwali n wedrar répond au père « mais le kabyle ne peut pas s’écrire… Je suis Kabyle, bien sûr, mais, mon Père, cela n’empêche que c’est en français que… je pense, que mes idées, mêmes, se conçoivent, naissent». Il s’y était mis sans grande conviction à écrire dans sa langue, avant d’y prendre plaisir, d’y mettre son cœur et laisser à la postérité un agerruj littéraire.
Plus loin dans « Pourquoi j’ai écrit ce livre », Manis Amrioui « avertit » le lecteur : « ma volonté d’écrire dans ma propre langue n’est pas rationnelle : elle est purement émotionnelle. Alors, toi qui tient ce livre entre les mains, je te prie de ne pas chercher au-delà de ce qui vient du cœur ».
A l’âge de soixante ans, Manis a entrepris d’étudier le kabyle, d’abord des notions basiques à Axxam n Tmusni. Et en autodidacte déterminé il fignole son apprentissage : « Tout ce que j’ai appris, que ce soit la lecture ou l’écriture, je l’ai fait seul. Chaque fois que je rencontrais un mot ou une phrase en kabyle, je m’efforçais de le lire, de le prononcer, de le comprendre »
Le cœur de Manis, un cœur gros et « grand comme ça » a accouché, sans aucun doute, dans la douleur mais aussi dans des petits moments de bonheur et de tendresse confisqués à l’enfant qu’il était, d’une œuvre bouleversante qui ne peut se lire qu’avec le…cœur. Talalit-iw tis snat… trouble émotionnellement, on en sort pas « indemne » pendant et après lecture. A ce propos, on ne peut s’empêcher de convier deux œuvres à l’effet tout aussi bouleversant : Histoire de ma vie, récit autobiographique de Faḍma At Mansuṛ et, sur un autre registre, Iberdan n tissas de Messaoud Oulamara.
Nous devons Talalit-iw tis snat… a, entre autres, Malia, la petite fille de Manis. Cette dernière harcelait jeddi-s de questions auxquelles il ne trouvait pas de réponse à même de satisfaire sa curiosité sans heurter sa sensibilité. En effet, comment, Manis qui n’avait connu dans son enfance ni anniversaires ni cadeaux et qui n’avait excellé que dans l’art d’aller paitre pieds nus, répondrait-il à des questions, genre : comment tu fêtais tes anniversaires ? Quels cadeaux t’offrait-on ?
Malia trouvera réponse à ses questions, et plus, en temps opportun. Le legs de son grand-père lui fera remonter le temps et la déplacera en Algérie, en Kabylie, dans la région de l’actuel Naciria. Elle y trouvera son grand-père enfant. Un enfant sans enfance. Un enfant aux prises avec la misère, la guerre. Elle laissera couler des larmes devant cette scène où le petit Manis assistait impuissant à la violence que subissait son père. Elle sera encore davantage bouleversée par la bombe qui rasera la demeure des ses aïeuls et qui fera perdre un bras à son arrière-grand-mère. Grosse boule dans la gorge au moment elle se mettra dans la peau de Manis ayant compris que sa maman venait d’être violée par les français civilisateurs. Etat de choc, affliction, abattement… lorsqu’elle accompagnera son arrière-grand-mère, encore enfant, sur le dos d’une mule. La jeune, très jeune, mariée découvrira son mari pour la première fois à la lueur d’une lampe à pétrole.
Malia trouvera dans Talalit-iw tis snat…, cette mise à nu sans ambages, beaucoup d’autres fragments de la vie de son grand-père plus émouvants les uns que les autres. Elle en sortira toute bouleversée et, surtout, toute fier d’un grand-père qui a été plus fort que la pesanteur de la guerre et ses corollaires misères et pauvreté.
Talalit-iw ti snat… est une leçon de la vie qui ne se raconte pas : il se lit.
Tahar Ould Amar