Après un périple de plus de 400 km, nous arrivons enfin au poste frontalier de Bouchebka, dans la wilaya de Tebessa. On n’est pas loin de minuit. Pas grand monde à la frontière algérienne. Tant mieux : moins il y’a de monde, plus on gagne de temps. Les contrôles et autres vérifications d’usage ne dépassent pas le quart d’heure. On y passera plus de temps à la frontière tunisienne. A une heure tapante, nous foulons le sol du gouvernorat de Gafsa. Pas un café ouvert, à cette heure-ci, dans les agglomérations que nous traversons. La route est encore longue jusqu’à Jorf, lieu d’embarcation pour Djerba, l’ile des rêves, où nous attend notre hôte, un chercheur djerbi qui s’intéresse passionnément au djerbi, le tamazight de la région.

Salah At Mahmoud, dit Ɛmmi Saleḥ
Enfin un café ouvert ! Un bon café, un café où un cafard gros comme ça ne se noierai pas, nous maintiendra éveillés jusqu’à Jorf. Le café, Lounis et Lounès nous tiennent compagnie. Une centaine de kilomètres nous sépare du gouvernorat de Gabes, la dernière ligne droite. La prolifération des « dos d’ânes » rappelle la nationale 26 menant à Béjaia.
Huit heure. Gabes, chef-lieu du gouvernorat, est bien réveillé. Un autre bon café nous fera du bien. Nous prenons le temps de le déguster, avant de reprendre la route.
Enfin Jorf ! Nous nous mettons derrière la queue leu leu et attendons notre tour pour embarquer dans l’un des bacs qui assure la liaison Jorf-Ajim.
Nous embarquons. Un bon quart d’heure après, nos pneus foulent le bitume de Djerba. Direction Guellala, siège de l’association « Djerba tawasul ». Mer, palmier, figuier et olivier se côtoient et vous les verrez partout où vous passer dans l’Ile des Rêves. Les djerbi(e)s sont reconnaissables à leurs habits. Les femmes portent le houli (vêtement ressemblant à la fouda et robe kabyle). La couleur et la manière de porter le houli sont un véritable code qui renseigne sur la femme qui le porte : en deuil, célibataire, mariée, en voyage…
Salah Ben Ayad Ben Mahmoud, l’hôte dont il s’agit, nous attend devant le siège de « Djerba tawasul » avec un grand sourire et des dattes fraichement cueillies.
Ouvrons une grande parenthèse pour « dire » l’engagement passionné, intelligent et désintéressé que mène ce chercheur autodidacte. Salah Ben Mahmoud, Salah At Mahmoud (appellation djerbie), a été conseiller juridique à Paris, avant de prendre sa retraite et consacrer tout sont temps à Tamazight, langue et culture. En France, en 94 il a cofondé l’Association Culturelle Djerbienne en France dont il a été le premier secrétaire général. De retour à Djerba, il lui fallait un cadre où il enseignera le Djerbi. Il fonda l’association « Djerba tawasul » dont il est SG. Il sera le premier à y enseigner le tamazight. L’initiative a connu, et continue de connaitre, un franc succès. Ɛmmi Saleḥ, c’est ainsi que l’appellent affectueusement les djerbies, a formé de formateurs. L’enseignement de tamazight (en tifinagh) poursuit son bonhomme de chemin à Djerba, en attendant que l’Etat tunisien lui ouvre officiellement la porte de l’école. « Boulimique » qu’il est, Ɛemmi Saleḥ pousse tamazight plus loin. Il va frapper à la porte de Ulysse FM, radio privée à Djerba. Ecoutons-le : « je suis allé voir le patron et lui ai dit : toutes les langues (italien, français, arabe..) sont présentent à Ulysse FM sauf le tamazight de Djerba. Le patron nous a ouvert les ondes de Ulysse FM ». Depuis, Ɛemmi Saleḥ anime « Afus deg fus », une émission en djerbi qui s’intéresse à l’actualité culturelle. L’émission connait un succès remarquable auprès des amazighophones de Tunisie. Il mettra la même passion dans « L’Ile de Djerba, entre l’école ibadite et les origines amazighes », une œuvre qui met en relief les spécificités des Djerbi(e)s. parue en 2022, l’œuvre en est à sa deuxième édition.
Encore plus loin, encore plus haut, cette fois-ci Ɛemmi Saleḥ se présente devant la doyenne de la faculté : « Vous enseignez le français, l’anglais, l’hébreu… mais pas le tamazight qui est chez elle ». Surprise dans un premier temps, la Doyenne de la faculté a fini par trouver du bon sens dans les propos de son interlocuteur. Elle ouvre les portes à Ɛemmi Saleḥ qui réussit à inscrire deux doctorants qu’il avait encadrés. Un début prometteur.
Nous avons essayé de soustraire à Ɛemmi Saleḥ une opinion, un positionnement, politique. Rien à faire. Cela ne semble pas être sa tasse de thé, voire il en est allergique. Peut être qu’il a raison. De toute façon, il a réussi, qui plus est sans bruit, là où le politique a provoqué une tempête dans un verre d’eau.
Tahar Ould Amar