« La voiture d’Armand Bellamy est avancée. Une Peugeot 404 rutilante dont les pneus neufs ont laissé de grosses traces dans l’épaisse couche de poussière sur la plateforme, à l’entrée sud, du village… ». À la lecture de l’incipit, celui-ci nous happe d’emblée et nous emmène dans les années 70, pour dire une tranche de vie : celle de Daniel Aabech Christensen (DAC), l’auteur-narrateur. Une tranche de vie, véritablement décisive, et qui fera du petit Daniel, d’il y a cinquante ans, l’adulte qu’il est aujourd’hui.
Que d’émotions dans « Pensionnaire à l’internat des Pères Blancs de Beni Yenni » ! Qui, par moments, nous arrache sourires et petites larmes. Le récit nous prend la main et nous nous laissons entraîner dans sa trame, en croisant les doigts que l’agréable, et non moins nostalgique périple n’en finisse pas. Dans « Pensionnaire à l’internat des Pères Blancs de Beni Yenni », l’on retrouve l’attraction émotive de « La gloire de mon père », de Marcel Pagnol. Et dans un tout autre registre, celle de « Iberdan n tissas » (les chemins de l’honneur) de Messaoud Oulamara. D.A.C remonte le temps et s’arrête en haute Kabylie des années soixante-dix où la vie était, et c’est peu de le dire, difficile, mais tous les espoirs étaient permis. Arraché, à l’âge de onze ans, à son insouciance d’enfant ordinaire d’Ighil Bwamas, le petit Daniel se retrouve à l’internat des Pères Blancs de Beni Yenni. Le petit orphelin découvre, avec appréhension, un autre monde dont il ne soupçonnait pas l’existence jusque-là. Dortoir, réfectoire, foyer, étude, colle, trousseau, douche, goûter, soupe au chou… sont autant de mots introuvables dans le répertoire lexical d’un môme d’Ibudraren. Le regard du petit Daniel fixe avec interrogation Père Jan, ce directeur à la carrure imposante, et tous ces profs irumyen (européens) venus de contrées lointaines s’installer dans ces idurar (montagnes) déshérités. « Pensionnaire à l’internat des Pères Blancs de Beni Yenni » n’est pas qu’une « biographie ». C’est à la fois un témoignage et un hommage, rendu aux Pères Blancs, à leurs actions éducatives salvatrices, arrêtées net par orientation idéologique dont on n’en finit pas de payer le prix. « Pensionnaire à l’internat des Pères Blancs de Beni Yenni » est une boule d’amour qui ne se raconte pas : elle se lit. En attendant que vous l’ayez entre les mains, à présent sous vos yeux, écoutons son auteur :
Tangalt : Question classique et non moins importante pour nos lecteurs qui voudraient associer un nom à un livre : qui est Daniel A. Christensen ?
Daniel Aabech Christensen : Je suis un auteur franco-kabyle, né il y a 60 ans à Ibudraren et vivant en Europe depuis 36 ans, actuellement en Scandinavie. J’ai gravité depuis ma période étudiante autour des associations et radios berbères à Paris. Et fin des années 90, j’ai pris part aux travaux d’adaptation d’œuvres européennes célèbres en kabyle, en compagnie de feu Muhya. La dernière, Les fourberies de Scapin de Molière : Tixurdas n Saεid Wehsen a été éditée en 2007 chez Achab.
Toute ma contribution dans les cercles culturels était bénévole. Daniel est mon 2e prénom. Aabech : c’est ainsi que s’écrit mon nom en kabyle. Et Christensen, cela veut dire « fils du chrétien », adopté depuis que j’ai choisi d’être catholique.
À la lecture de « Pensionnaire à l’internat des Pères Blancs de Beni Yenni », on sent que « dire » ce fragment de votre vie vous tient à cœur. Pourquoi donc avoir attendu près d’un demi-siècle ?
C’est vraiment par pur hasard. Cette école a opéré sous la tutelle des Pères Blancs, succédant aux Jésuites, durant un siècle. Et sachant le nombre important de brillants élèves qui l’avaient fréquentée avant moi, notamment Idir, Smail Mahroug, Mustapha Ourrad de Charlie Hebdo et bien d’autres, je pensais vraiment que quelque chose avait été fait. En découvrant le contraire, j’ai mis les bouchées doubles durant tout cet été pour finaliser le récit. Cela me tient à cœur, car j’aspire de façon tenace à la sortie du livre du vivant de Père Jean Heuft (l’un des tout derniers pères blancs de mon école) et du maximum de mes anciens camarades qui l’attendent avec impatience. Vous me voyez très honoré d’être le premier et pour le moment le seul à raconter cette belle aventure, la meilleure d’entre toutes, comme élève de la toute dernière promotion 1975-76.
L’autre aspect, et non des moindres, c’est de rendre hommage et remercier ces acteurs venus d’Occident pour donner un enseignement d’élite et sans bible à ce pays. Et s’il n’en restait qu’une dizaine de ces sœurs et pères blancs encore en vie, j’aurais atteint mon objectif. Car ils méritent la considération de tout le pays, qui a bénéficié de leurs louables actions à bien des niveaux.
Comment intituleriez-vous un 15e chapitre que vous auriez aimé insérer ?
Un 15e ? Vous savez, en écrire 14, c’est déjà fastidieux. D’autant que j’ai fait tout le travail, de l’auteur et de l’éditeur, presque tout seul. Mais, peut-être parler plus en profondeur de tous les anciens pères, profs laïcs et promotions avant la mienne. Relever des actions voire des exploits de chacun, car aux dires des quelques contacts que j’ai eus, il y avait des pères d’un dévouement colossal qui avaient vraiment fait la différence. Je pense aux pères Henry, Dieulangard, Dessommes, Lanfry, Dallet, Gayet, Garnier et beaucoup d’autres. Sans oublier les profs coopérants et aussi les élèves qui avaient redonné toute leur fierté à ces éducateurs, par leurs résultats et les brillants parcours qu’ils avaient accomplis.
Aux personnalités citées plus haut, on peut ajouter les élèves des pères blancs de Maison Carrée, Issaad Rebrab, le plus grand industriel, et Driss Lamdjadani, le meilleur handballeur de tous les temps du pays. Et les pères d’Oran nous ont donné l’éminent chercheur-historien, Mohamed Arkoun. Mais voulant sortir le livre au plus vite et n’ayant pas le temps de passer un temps énorme à chasser les archives, j’ai fait au mieux.
J’aurais intitulé ce chapitre-ci : Excellence et quintessence.
Dans votre récit dédié ici au pensionnat de Beni Yenni, des personnages (périphériques) attachants et dont nous imaginons le parcours atypique méritent plus de présence, voire un livre à eux tous seuls. Je pense notamment à grand-père Robert.
Oui, c’est vrai. C’est grâce à Robert (Rabah), mon grand-père maternel, que je suis entré dans cette école privée qu’il m’a payée, pour mon plus grand bonheur. Disparu à peine 3 ans après, j’ai failli louper tout ça. Il y a aussi ma mère Éléanora (Nouara), Armand et Homère, les amis du village. Tous ceux-là auraient mérité plus de place, mais j’avais peur de m’éloigner du sujet, la vie quotidienne au cœur du collège comme interne.
Ce 1er opus qui, sans aucun doute, va agréablement surprendre nombre de mordus de lecture vous condamne à ne pas vous arrêter là.
Oui, et j’espère vraiment que ce livre aura le succès qu’il mérite, vu l’engouement qu’il a suscité auprès de tous les nombreux anciens camarades retrouvés, et surtout des professeurs qui sont retournés dans leurs pays en Occident. Tous sont nostalgiques et gardent ce souvenir très près de leur cœur. En effet, j’ai déjà quelques livres en chantier, laissés de côté pour donner la priorité à celui-ci.
Une autre chose, je découvre à mon âge combien il est très difficile de braver toutes les étapes d’écriture et des états d’âme dans l’élaboration d’un premier livre. La solitude devant les pages blanches, trouver un incipit percutant, le choix des chapitres, leur nombre, la recherche d’information précise (genèse et histoire de notre école), les pseudos donnés pour anonymiser, mais pas trop, mes camarades, les contraintes éditoriales… etc. Je peux vous dire que je n’ai pas vu à quoi avait ressemblé cet été, tant j’ai écrit, corrigé, réécrit de jour comme de nuit. Pour dix pages d’un chapitre retenues, j’en ai déchiré vingt autres. Malgré tout cela, j’aurais aimé le peaufiner encore un peu. Mais comme le premier enfant, il faut le laisser sortir et vivre sa vie. J’espère que pour les prochains, je serai un peu moins détaché, moins passionnel.
Nous sommes à plus d’un demi-siècle de l’école des pères blancs et vous êtes à des milliers de kilomètres de l’Algérie. Comment appréciez-vous le système éducatif dans le pays ?
J’avais travaillé quatre années pour l’Éducation nationale. Deux ans comme adjoint d’éducation et deux autres comme enseignant de français, de 1984 à 1988, année où je suis parti en France. On était déjà au cœur de l’école dite « fondamentale ». Le niveau avait baissé considérablement et ça me fendait le cœur de voir mes élèves si prompts à apprendre être en proie à des décisions improductives. Il est très clair, et j’insiste là-dessus, que les « pilotes » successifs aux ministères naviguaient à vue, sans boussole. La preuve, trente ans après l’interdiction de l’enseignement privé, on décide de l’autoriser à nouveau. Mais dans les hautes sphères, personne ou presque n’est tenu responsable de la catastrophe que l’arabisation et cette interdiction avaient produite. Sans parler de la perte de temps durant ces décennies, alors que les enfants des responsables ont, eux, accès aux meilleures écoles.
Cependant, depuis quelque temps, j’ai décroché et ne suis plus au fait des orientations de ces vingt dernières années.
Un message aux lecteurs ?
J’ai eu la motivation d’écrire ce livre au moment où il y a de moins en moins d’internats en Occident. Et je ne sais pas s’il en reste encore dans ce pays. Néanmoins, il est important de laisser un témoignage en direction de la génération des moins de trente ans. Pour qu’elle sache qu’il y avait, d’une part, il n’y a pas si longtemps, des écoles d’excellence, et d’autre part, le fait d’habiter à 15 km de celle-ci et devoir y étudier en internat. Impensable, avec l’offre de transport de nos jours.
Ce livre, comme c’est un récit qui, même s’il s’adresse au grand public, parle plus particulièrement aux internes du monde entier, profs comme élèves. Alors il est conseillé de lire tous les premiers chapitres qui sont chronologiquement obligatoires, afin d’entrer dans la trame du milieu, sa vitesse de croisière. C’est un peu formel, mais c’est du vécu.
Au milieu des incontournables anecdotes qui font un chapitre entier, j’y ai glissé quelques détails très personnels. Craintes, désirs, déceptions et réussites, tout en émotion. Car ces écrits viennent du cœur. Et même les imperfections ont leur charme.
J’ose croire que tous les élèves de ci, de là se glisseront dans la peau de Daniel et ressentiront pleinement leurs émois d’il y a cinquante ans, probablement jamais évoqués depuis leur sortie. Bonne lecture à tous !
Entretien réalisé par Tahar Ould Amar