De Paul VALERY à Youcef OUKACI
En livrant à Tangalt mon premier article sur Yusef u Qasi (« La diplomatie selon Youcef Oukaci : analyse du poème « Akw d At Weghlis », 16 décembre 2024), j’avais déjà en tête un autre article sur le même poète, centré sur son rapport à la guerre en général.
Fin décembre 2024, de retour au pays, je profite d’une éclaircie pour faire une virée à Tichy, ma plage préférée. Face au déchaînement de ma chère Méditerranée, je me remémore le vers du grand VALERY : « La mer, la mer, toujours recommencée… » (in Le Cimetière marin). Le sublime de la nature n’arrivait pas pour autant à chasser de mon esprit le déchaînement des hommes et, de fil en aiguille, j’ai pensé : et pourquoi pas « La guerre, la guerre, toujours recommencée » pour mon deuxième article sur le barde des At Jennad ? Voilà comment peut naître, parfois, un titre…
A la lecture de la partie consacrée à notre poète dans les « Poèmes kabyles anciens » de MAMMERI, on ne peut manquer d’être frappé par la prédominance de la thématique du conflit fratricide entre villages ou tribus. La position du poète au sein de la société du 18ème siècle oscillait alors entre l’incitation à la guerre et son évitement.
Quand la guerre est inévitable
Nous illustrerons cet aspect par le poème « Kkret ad tewwtem » que nous reproduisons avec la traduction de MAMMERI ; ce sera du reste le cas pour tous les poèmes que nous citerons.
Kkret ad tewwtem
Kkret ad tewwtem
Ay At Jennad ur neɛṛif
Begset ulanda teffrem
Ttif Muḥend Azwaw lɣir
Kra akka idder ittuṣeggem
Ttif ma nekseb-it axir
Levez-vous et frappez
Levez-vous et frappez
Inconscients Ait Jennad
Armez-vous car où trouverez-vous refuge
Mieux vaut Mohand Azouaou que d’autres
Tant qu’il vit qu’il est dans la voie droite
Il vaut mieux l’avoir comme allié
Les guerres fratricides étaient à géométrie variable : tel village ou telle tribu contractait une alliance avec tel autre village ou telle autre tribu au gré des circonstances. C’est ainsi que les At Qasi eurent à se décider quant à se rapprocher ou non de la famille des Azwaw de Tiqubaɛin contre un ennemi commun. Face à l’opposition du village d’Abizar et des At Ɛader, Yusef fustige le manque de perspicacité de ces derniers, appelant à s’allier à Muḥend Azwaw et à s’engager dans la guerre aux côtés de celui-ci pour défendre leurs propriétés situées dans la plaine.
Le poète incite résolument à la guerre :
Kkret ad tewwtem (levez-vous et frappez)
Ay at Jennad ur neɛṛrif (Inconscients Ait Jennad)
Il fustige, au passage, l’inconscience de ceux qui s’opposent à l’alliance avec Muḥend Azwaw, alliance qu’il loue comme un moindre mal, en usant à deux reprises du lexème « ttif » :
Ttif Muḥend Azwaw lɣir (Mieux vaut Mohand Azouaou que d’autres)
[…]
Ttif ma nekseb-it axir (Il vaut mieux l’avoir comme allié)
Quand bien même la famille de Muḥend Azwaw était la rivale de celle des At Qasi, les circonstances exigeaient un rapprochement avec elle. Un autre procédé d’argumentation de notre poète tient au portrait élogieux qu’il dresse de Muḥend :
Kra akka idder ittuṣeggem (tant qu’il vit qu’il est dans la voie droite)
Ttif ma nekseb-it axir (il vaut mieux l’avoir comme allié)
Sans forcer sur l’éloge, le mot « ittuṣeggem » renvoie à une forme de droiture, à un comportement convenable, ce qui suffit à plaider pour l’alliance.
Quand la paix est préférable
Lorsque la guerre lui paraît inévitable, le poète n’hésite pas à appeler véhémentement à la guerre. Néanmoins, il ne faudrait pas en conclure qu’il serait un va-t-en-guerre inconditionnel. Il est des circonstances où il déplore l’effusion de sang comme dans « Tuffeg ttnefxa di ttnasif » :
Tuffeg ttnefxa di ttnasif
A lexbar i d-yennulfan
Ɛudubilleh ya laṭif
Tarwa n leǧwad nnuɣen
Atmaten tebḍiḍ a nnif
Am zzebṛa ger yefḍisen
Tuffeg ttnefxa di ttnasif
La fierté brisée
L’étrange nouvelle qui vient de paraître
Mon dieu préserve-nous
La guerre a éclaté entre enfants de nobles
Chacun défendant son honneur
Telle l’enclume battue des marteaux
La fierté brisée en deux a volé en éclats
La déploration de cette guerre intestine est portée par deux expressions d’origine arabe au deuxième vers, « ɛudubilleh » et « yalaṭif », toutes deux référant à la protection divine.
Le conflit est d’autant plus déplorable qu’il oppose des nobles (« tarwa n leǧwad »), des frères (« atmaten »). On retrouvera d’ailleurs bien souvent les mêmes qualifications dans d’autres poèmes. Quant au motif du conflit, il relève du code d’honneur en vigueur dans la société kabyle : « atmaten tebḍiḍ a nnif ».
On retrouve cette même attitude de déploration dans un autre poème, plus long, dont nous ne reproduisons que quelques strophes :
Ass n lexmis
Ass n lexmis may sen-zzin
Ikker waɛjaj
Ibda lbarud n lexzin
La yettenṭaj
Xemsa u sebɛin ay yeɣlin
Ɣas ɣaf Tewrirt n Lḥeǧǧaǧ
Ar iḍ-a mazal-ten din
I tettemweṭṭaj
Ɣer tɛessast ggaren aɛwin
Kul yum d asraǧ
Ulac tifrat yiwen ddin
Ɣas ma tekna neɣ ad teggaǧ
A ṭṭir yuffgen iɛella
Ifer huzz-it
Ḥebsen leǧwad lemḍilla
Ḥed ma nẓerr-it
Ass-nni ur yerbiḥ sslam
Mi myugen ṭṭrad n twaɣit
Tlatin ḥesbeɣ kamla
Ssarden semmḍit
Ay yeɣlin deg ṭṭwila
Ɣef teqbaylit
Kra n wi yeṭṭef ḥedd n lɣila
Ičča-ten ṭṭrad msakit
Jeudi
Jeudi ils ont encerclé le village
Au milieu des nuages de poussière
La vieille poudre
S’est mise à crépiter
Soixante-quinze guerriers sont tombés
Pour la seule Taourirt-el-Hadjadj
Ils y sont encore aujourd’hui
Au milieu des éclairs de coups de feu
Ils prennent des provisions pour la garde
Chaque jour harnachent leurs montures
Point de quartier une seule issue
La soumission ou la ruine
Oiseau au haut vol
Déploie les ailes
Vers les guerriers valeureux enfermés tout le jour
Et que nous ne voyons plus
Le jour fut funeste
Où ils se sont livrés un combat désastreux
Ils étaient trente en tout
Lavés et refroidis
Combien de longs fusils sont tombés
Pour l’honneur kabyle
L’instant critique les a saisis
La guerre les a dévorés pauvres d’eux
Cette chronique guerrière narre le conflit qui a opposé les At Yanni au village de Tawrirt n Lḥeǧǧaǧ et qui s’est soldé par la mort de soixante-quinze hommes de ce village. Le spectacle de leurs cadavres ne laisse pas indifférent le poète. Le champ lexical de la déploration est présent dans plusieurs vers :
Ass-nni ur irbiḥ sslam
Mi myugen ṭṭrad n twaɣit
Ičča-ten ṭṭrad msakit
Comme dans le poème précédent, les guerriers sont décrits comme nobles : « Ḥebsen leǧwad lemḍilla ».
Quant au motif du conflit, c’est encore le code d’honneur kabyle : « Ay yeɣlin deg ṭṭwila / Ɣef teqbaylit »
Valeurs guerrières
Les valeurs guerrières à l’œuvre dans le corpus étudié s’organisent autour de l’opposition “bravoure / lâcheté”. Nous illustrerons cet aspect à travers trois poèmes.
- Akw d Yeflisen
Ha-ten-a begsen-d Yeflisen
S Abiẓar ad nnaɣen
Tiyita n wuzzal ifen-aɣ
Taẓeddamt nugar-iten
Iḍelli nennuɣ nefra
Ass-a nuɣal d atmaten
Avec les Iflissen
Les Iflisen ont pris les armes
Pour attaquer Abizar
Ils ont plus d’armes
Mais nous plus d’allant
Hier nous nous sommes battus mais nous voici réconciliés
Aujourd’hui nous sommes frères de nouveau
Le deuxième distique donne à lire deux valeurs complémentaires :
– Le maniement des armes (« tiyita n wuzzal ») dans lequel excellent les Iflisen
– L’art de l’assaut (« Taẓeddamt ») qui illustre le savoir-faire et la bravoure des At Jennad.
Ce qui est remarquable dans ce sizain, c’est l’absence de haine et l’esprit de chevalerie qui anime les guerriers des deux camps comme nous le relevons dans le dernier distique :
Iḍelli nennuɣ nefra (Hier nous nous sommes battus mais nous voici réconciliés)
Ass-a nuɣal d atmaten (Aujourd’hui nous sommes frères de nouveau)
Après la confrontation armée (« nennuɣ »), vient la réconciliation (« nefra »). On se bat pour défendre son honneur mais on ne perd pas de vue la valeur de fraternité car la Kabylie (et Tamazɣa, en général) était constamment sous la menace de forces étrangères.
- Bu uzegza
Yiwen d bu uzegza neɛqel-it
Seg yeɣzer ay d-ixutel
Ma yella d uḥdiq neffer-it
Abrid wayeḍ ard iqatel
Ma yella d ungif nemmel-it
Ad fell-as ṣewwbeɣ lmaqel
Au manteau bleu
De loin vêtu de bleu on le reconnaissait
Qui guettait du fond d’un ravin
S’il est sage je tais son nom
Mais que la fois prochaine il combatte
S’il est sot je le décrierai
Je composerai des vers sur lui
Idir AMER
à suivre…