Les valeurs de courage et de lâcheté sont on ne peut mieux portés par un indice sémiotique : la couleur bleue – ou verte, car le terme « azegza(w) » traduit en kabyle, selon le contexte, l’une ou l’autre couleur. A l’époque concernée, le guerrier qui se couvrait d’un manteau bleu afin de se distinguer du commun de la troupe qui s’habillait en blanc, se devait de se montrer, à découvert, aux endroits les plus dangereux.

Or, il s’est trouvé qu’un homme qui arborait cette couleur guettait, caché, du fond d’un ravin, ce qui constituait, à l’évidence, un affront à la sémiotique. Le poète endosse alors le rôle de gardien des valeurs de la tribu, rappelant à l’homme en question ce à quoi l’engageait le port de la couleur de la bravoure, offrant à ce dernier une alternative :
– Ou bien il se comporte en sage (« d uḥdiq ») et combat résolument et à découvert à la prochaine confrontation : « abrid wayeḍ ard iqatel »
– Ou bien il persiste dans sa lâcheté et sa sottise (« d ungif »), s’exposant alors aux vers satiriques du poète de la tribu et, conséquemment, à la vindicte publique : «ad fell-as ṣewwbeɣ lmaqel ».
On relève une homologie associant l’opposition « bravoure vs lâcheté » et l’opposition « sagesse vs sottise » :
Bravoure : lâchété :: sagesse : sottise
Cette homologie replace le combattant dans l’économie globale du système de valeurs kabyle.

  1. Mmi-s n taǧǧalt aras

Mmi-s n taǧǧalt aras
Ur ittagwad tirṣaṣin

Ur ikkat ur ittwexxir
Ur ittadded di tɣaltin

Ur tefriḥ werǧin yemma-s
Ur teqriḥ a s-t-id-awin

 

Impavide sous les balles
Le bel enfant de la veuve
Est impavide sous les balles

Il n’attaque ni ne recule
Ni ne se profile sur les crêtes

Sa mère jamais n’a connu la joie
Ni la douleur qu’on le lui ramène mort

Dans la même veine satirique que le poème précédent mais encore plus subtile par le côté « voltairien » de son usage de l’ironie, ce poème pourrait être qualifié de « poème sur rien » – on sait que le grand rêve d’un FLAUBERT était de produire un « livre sur rien ».

Expliquons-nous : il s’agit ici pour le poète, à la demande d’une veuve, de « rendre hommage » au fils de celle-ci. Or, ce dernier brille par son inexistence en tant que combattant :

Ur yekkat ur yettwexxir (Il n’attaque ni ne recule)
Ur itadded di tɣaltin (Ni ne se profile sur les crêtes)
Cette absence d’engagement fait ressortir rétroactivement l’ironie du 2ème vers du premier distique :

Ur yettagwad tirṣaṣin (Est impavide sous les balles)
Sur le plan grammatical, on relève l’emploi de la négation « ur » à six reprises dans ce sizain.

D’abord appliquée au fils (quatre occurrences), elle souligne la nullité sur le plan guerrier du bel enfant, ce qui implique la neutralisation de l’opposition « bravoure vs lâcheté » dans son cas :
Ur yettagwad tirṣaṣin (Est impavide sous les balles)
Ur yekkat ur yettwexxir (Il n’attaque ni ne recule)
Ur ittadded di tɣaltin (Ni ne se profile sur les crêtes)

Appliquée ensuite à la mère (deux occurrences), elle montre l’absence de conséquences (ni joie ni tristesse) sur celle-ci, découlant logiquement de l’absence d’engagement de son fils :
Ur tefriḥ wergin yemma-s (Sa mère jamais n’a connu la joie)
Ur teqriḥ a s-t-id-awin (Ni la douleur qu’on le lui ramène mort)

Un bon titre, en somme
En dépit de son ancrage dans la société de son temps où l’individu n’avait d’autre choix que de se mettre à la disposition de la collectivité, cet engagement pouvant aller jusqu’au sacrifice ultime, Yusef U Qasi reste un poète sensible comme le montre le champ lexical de la déploration où s’exprime sa compassion, en particulier pour les morts, comme dans le poème « Ass n lexmis »

Ssarden ṣemmeḍit

Yečča-ten ṭṭrad msakit

Nous avons relevé deux grandes oppositions dans le corpus étudié :
– Pour la guerre vs déploration de la guerre
– Bravoure vs lâcheté
Nous en avons également souligné les similitudes :
– Les combattants sont décrits comme des nobles (« leǧwad ») et des frères (« atmaten »)
– Le motif des guerres intestines relève essentiellement du code d’honneur kabyle : « taqbaylit », « nnif ».
Nous n’avons pas analysé ici l’ensemble du corpus oukassien relatif à la guerre ; d’autres que nous pourraient s’y atteler. Et pourquoi ne pas étendre l’investigation à l’ensemble du corpus de la poésie ancienne ? A moins que cela n’ait déjà été accompli. On sait que pour la période coloniale, des recherches ont été consacrées au répertoire de la poésie de guerre. Nous en citerons deux :
Malha BENBRAHIM, La poésie populaire kabyle et la résistance à la colonisation, de 1830 à 1962, thèse de Doctorat de 3ème cycle, sous la direction de Madame Camille LACOSTE-DUJARDIN, 1982
Mehenna MAHFOUFI, Chants kabyles de la guerre d’indépendance. Algérie 1954-1962, Éditions Atlantica, Biarritz, 2002.
Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas à nous inquiéter, le thème de la guerre a encore, hélas, de beaux jours devant lui ; il semble indissociable de la condition humaine. Alors, « La guerre, la guerre toujours recommencée… », un bon titre, en somme.