À une demi-heure de l’adhan, la table des Ya Kho est fin prête à être prise d’assaut par six ventres sur le qui-vive. Tout ce que le souk de la veille avait proposé semble y être déposé. Lhasun, il y a de quoi nourrir à satiété, trois jours durant, les hôtes du salon du livre amazigh de Ouacif.

Le vieux Boussad est déjà installé. Lui, il n’a d’yeux que pour son plat n umeqful généreusement badigeonné avec de l’huile kabyle importée d’Australie. Enfoncée dans sa poche, sa main droite caresse sa boîte n cemma n nɣid. « Biche, ma biche… », donne-t-il l’impression de fredonner.
Chabane, le postier, est installé plus loin. Il prépare son attirail : pipe, tabac, briquet. Un rituel qui revient chaque année. Chabane aime la pipe. Mais seulement au mois de ramadan. Sinon, le reste de l’année, il roule son tabac. Il est bizarre, le dissident du FFCD. Il ne fait jamais rien comme tout le monde. Tenez, par exemple, pour le s’hour, il se contente d’un chewing-gum à la menthe.
En forme, Mamou l’évangéliste, et histoire de taquiner la foi mise à l’épreuve du reste de la tribu, prie : « A sidi Rebbi barek lqut-agi, alléluia (Dieu, bénissez cette nourriture) ! »
Lamine n’est pas à la maison. Il ne rentre qu’après la prière. Comme les deux ramadans passés (Lamine n’est devenu très musulman que depuis peu), il ne rejoindra la table garnie d’essentiel et de superflu qu’au moment où le vieux Boussad sort sa boîte n cemma n nɣid et le postier bourre sa pipe. Cela dit, il mettra beaucoup plus de temps que les autres à table à manger à s’en faire péter la sous-ventrière. De toute façon, ur iḥebbes ara tawafẓa alamma d sḥur.
La mère Sekkoura sort la dernière tamtunt du tadjin, et jette un dernier coup d’œil sur la table. Elle est plutôt fière d’avoir réussi le premier f’tour du sacré mois.
Mima est comme non concernée par la table. Elle tripote son portable, sourit et envoie ce SMS : « Slt. Saha f’tourek âemri ! Tu me mank. Je te biperai pour te dire saha s’hourek ».
Pendant cette longue, très longue demi-heure à attendre le feu vert du muezzin, TV4 saupoudre le décor de ayat beyinat min ḍikr llah lḥakim.

Tahar Ould Amar