La possession des Amazighs d’un des plus anciens alphabets du monde ne leur a permis de produire une littérature écrite conséquente. En effet, malgré l’existence de quelques textes transcrits en caractères arabes[1], notamment durant la période médiévale, la littérature amazighe reste exclusivement orale.
Le premier recueil portant sur la littérature amazighe remonte à la période coloniale. Nous pensons ici à l’ouvrage écrit par le général Hanoteau en 1867[2]. Ce travail n’était pas désintéressé en ce sens où il répondait à l’époque à un besoin impérieux, à savoir connaître pour réduire[3]. Malgré cela, ce recueil a pu fixer et transmettre aux générations futures plusieurs poèmes parlant du choc colonial et de la résistance kabyle à cette agression.
Nous citerons ici à titre d’exemple des extraits d’un poème parlant de la campagne française de 1857 contre la Kabylie :
Ɣaḍent-iyi tidma msakit,
n Ccerfa, widen n lɛali.
Ass n lɛid, qbel ad tenqer,
Fkant ɣef leǧri n tikli,
Kecment lɣaba am yilfan,
Nsant yakk deg lexlawi.
[…]
Amalah ! ya Faṭma n Sumer !
Lal mm lemzur d lḥenni !
Isem-is inuda leɛrac,
Yewwi-tt, tɣab ur telli,
Ahat deg Bni Sliman
Sil, ay iẓri, d leḥmali.
[Traduction]
J’ai pitié des malheureuses femmes
Des Cheurfs, de ceux qui occupent un rang élevé
Le jour de la fête, avant le lever du soleil,
Elles se mirent à courir à pied
Et se jetèrent dans les broussailles comme des sangliers,
Toutes passèrent la nuit dans les champs.
Infortuné Fatma n Soummeur !
La dame aux bandeaux et au hénné !
Son nom était connu de toutes les tribus,
L’ennemi l’a enlevée, elle a disparu,
La voilà chez les Beni-Slimane,
Ô mes larmes, coulez à torrents.
Il faudra attendre plus de trois décennies pour qu’un instituteur autochtone prend en main la collecte du patrimoine littéraire oral kabyle. Il s’agit de Si Amar Boulifa qui édita en 1904 son recueil de poèmes kabyles[4]. Ce travail s’inscrit dans une optique qui veut déconstruire les thèses émises dans les travaux coloniaux, notamment l’ouvrage du général Hanoteau. Il écrit à ce sujet dans son introduction : « Le recueil de M. Hanoteau est un document important et nous sommes loin de vouloir en amoindrir la haute autorité. Cependant, au cours de nos recherches, et c’est une opinion personnelle que nous émettons en toute sincérité, il nous a semblé que les poésies qu’il a recueillies et classées n’ont qu’une valeur relative. Elles sont pour la plupart l’œuvre des poètes secondaires… »[5].
Si Boulifa remet en cause uniquement la démarche du général Hanoteau qui s’est adressé à des « poètes secondaires » pour constituer son corpus, un autre instituteur autochtone ira jusqu’à remettre en cause, certes implicitement, la « domination littéraire » du colonisateur français. Il est question de Brahim Zellal qui publia en 1964 dans le Fichier de Documentation Berbère son recueil de fables intitulé « Le Roman de Chacal ». Un travail entamé en 1920. Tassadit Yacine écrit à son propos : « Il semble adhérer aux valeurs de la culture apprise et conquise […] ; mais après la « rupture » il va opérer un retour vers la culture de l’enfance, maternelle, orale… Ce qui peut renvoyer à une quête identitaire et à un rejet inconscient de la culture dominante. Reprendre un titre très connu n’est pas en tout point innocent et peut avoir plusieurs significations, en particulier revendiquer une égalité ou mettre en question les valeurs reçues – ce qui, dans le contexte de l’époque, était une hérésie »[6]. Pour être plus claire, Tassadit Yacine poursuit son propos en écrivant : « Brahim Zellal se réfère au Roman de Renart pour souligner une équivalence de « culture » (le Roman de Chacal vaut le Roman de Renart, semble dire l’auteur) et de ce fait dénoncer l’inégalité de statut que caractérise les deux cultures »[7].
En restant toujours dans ce courant de collecteurs du patrimoine littéraire oral, un autre nom apparaitra et qui laissera son emprunte dans la littérature algérienne amazighophone et francophone[8]. Il est question de Mouloud Mammeri qui nous a légué trois ouvrages d’une importance capitale : Isefra de Si Mohand (1968), Poèmes kabyles anciens (1980) et Inna-yas Ccix Muḥend (1992). Le souci de cet anthropologue[9] était la préservation de sa culture orale menacée de disparition[10]. En nous léguant ces ouvrages, il a réussi à immortaliser des poètes comme Si Mohand Ou Mhand, Youcef Ou-Kaci, Ali-ou-Yousef, Mouh Aït-Messaoud, Sidi Kala, Yemma Khlija Tukrift… et l’amusnaw[11] Cheikh Mohand Ou-Lhocine. Les thèmes traités par ces poètes diffèrent selon les périodes dans lesquelles ils ont vécu. Youcef Ou-Kaci reste une source très importante sur les rapports qu’entretenaient les Kabyles avec la Régence d’Alger. Si Mohand Ou Mhand nous relate à travers ses poèmes les bouleversements qu’a connus la société algérienne suit au choc colonial.
Il y a unanimité au niveau des spécialistes de la littérature amazighe pour situer la date du passage de tamazight à l’écrit aux années quarante du XXe siècle, plus précisément à 1946, date à laquelle Bélaïd Aït-Ali publie dans le Fichier de Documentation Berbère (FDB) ses Cahiers[12].
Les Cahiers de Bélaïd sont un ensemble de textes contenant des contes, des récits et des poèmes. Dans cet ensemble de textes il y en a un qui sort du lot, « Lwali n udrar » [Le saint de la montagne]. L’auteur lui-même considère ce récit comme un conte, or il se trouve que sa structure répond plus à celle d’un roman qu’à un autre genre littéraire. Sans se rendre compte Bélaid Aït-Ali a produit le premier roman amazigh. Cela dit, cette reconnaissance ne se fera qu’une quarantaine d’années après sa disparition en 1950[13].
Après l’indépendance de l’Algérie, et pour des raisons idéologiques, tamazight fera l’objet d’une marginalisation délibérée de la part de l’Etat algérien. Cette situation se répercutera négativement sur la production littéraire en tamazight.Durant presqu’une quarantaine d’années aucun ouvrage en tamazight ne verra le jour[14]. Il fallait attendre 1981, juste une année après les évènements du Printemps berbère, pour que Rachid Alliche publie « Asfel »[15] [l’offrande], le second roman après celui de Naït-Ali Bélaid. Depuis cette date, l’écriture romanesque en tamazight commence à se frayer son chemin dans un milieu qui lui était idéologiquement très hostile. En 1983, Saïd Sadi, publiera son unique roman « Askuti »[16] [Le Boy-scout] qui sera suivi par un auteur prolixe Amer Mezdad qui a publié à ce jour cinq romans[17]. Cette voie sera empruntée par un autre auteur prometteur : Salem Zenia qui publie trois romans[18]. Le Maroc connait également le même processus ; de jeunes auteurs marocains feront entrer tamazight dans l’univers de l’écriture romanesque en publiant des romans. Nous citerons ici « Ussan semmiḍnin » de Lmoumen Ali Safi et « Isekraf » de Mohammed Mestaoui.
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[1] Durant la période médiévale, les Amazighs transcrivaient leur langue en caractères arabes. A titre d’exemple, nous citerons « La Mudawana d’Abu Ganim al-Ḥurani » traduite en tamazight au Moyen-Âge et « Kitâb al-Barbariya » (Cf. Ould Braham Ouahmi, Etudes et Documents berbères, n° 27, 2008-1, Pp ; 47-71). Durant le période contemporaine, l’usage des caractères arabes est devenu marginal, seuls quelques auteurs, à l’instar de M. Ferrad, les utilisent toujours.|
[2] Hanoteau, A, Poésie populaire de la Kabylie du Jurjura, Paris, Imprimerie impériale, 1867.
[3] Lucas, P. et Vatin, J.C, L’Algérie des anthropologues, Paris, Maspero, 1982
[4] Boulifa, Si Ammar Ben Saïd, Recueil de poésies kabyles, Présentation par Tassadit Yacine, Paris, Alger, Awal 1990.
[5] Ibid, p.46.
[6] Zellal, Brahim, Le Roman de Chacal, Texte berbère et français présenté par Tassadit Yacine. Tizi-Ouzou, Editions Achab, 2010, p.13.
[7] Ibid.
[8] Mammeri Mououd publiera plusieurs romans en français et laissera derrière lui plusieurs ouvrages traitant de la grammaire et du lexique amazighs. Son apport pour la culture algérienne est immense.
[9] Cf. Yacine, Tassadit, La face cachée de Mammeri, Alger : Koukou, 2021.
[10] Mammeri ne s’est pas occupé uniquement de la Kabylie, il s’est intéressé à un autre espace amazighophone qui est le Gourara. Voir son ouvrage Ahellil de Gourara….
[11] Amusnaw (imusnawen) : savant.
[12]Naït-Ali, Bélaid,Les Cahiers de Bélaid ou la Kabylie d’antan ; LNI, FDB, 1963, réédité en 2009 chez les éditions Dar Khettab.
[13] Cf. Ameziane Amar [Dirigé par], Les Cahiers de Bélaid Ait-Ali. Regards sur une œuvre pionnière, Béjaia, Tira éditions, 2013.
[14]De 1973 jusqu’à 1977, le Groupe d’Etudes Berbères de l’Université Paris VIII, Vincennes, publiera 13 numéros de leur revue « Bulletin d’Etudes Berbères » comportant des textes en français et en tamazight.
[15] Alliche, Rachid,Asfel, Lyon, Edition Fédérop, 1981.
[16] Sadi, Said,Askuti, Paris, Imedyazen, 1983. Ce roman fera l’objet de deux rééditions : chez Asalu, en 1991 et les éditions Frantz Fanon, Tizi-Ouzou en 2016.
[17] En plus des œuvres romanesques, Mezdad a publié également un recueil de poèmes « Tafunast igujilen » [La vache des orphelins » à Paris, GEB, en1978qui sera réédité en 1991 et 2017.
[18] Il s’agit de Tafrara, Ed. L’Harmattan, réédité chez Tira, Béjaia, en Iɣil d wefru, Ed. L’Harmattan en et Iẓuran n tagut, Ed. Tira.
Suivra…
Habib-Allah Mansouri