[Suite : PARTIE 2]
Ait Menguellet a toujours chanté la femme. Le plus souvent, elle est appréhendée comme objet d’amour. Mais qu’en est-il de sa vision de la gente féminine du point de vue social ? Si, en début de carrière (fin des années 1960 – début des années 1970), l’artiste débutant n’a pu échapper au discours traditionaliste, son approche a changé du tout au tout avec le temps. En effet, entre la satire de la femme émancipée, “civilisée”, que représente la chanson “Ula d nek sɛiɣ lebyan” et le féminisme développé dans “Tameṭṭut” (2014), il y a un gouffre. C’est cette dernière oeuvre que nous avons analysée dans notre ouvrage “Ait Menguellet ou Le Poème pour Etendard. Analyse littéraire de l’album Isefra (2014) et que nous présentons aujourd’hui aux lecteurs de TANGALT.

3ème facette : L’épouse

L’épouse Les autres
. ma tɣumm deg ujellab / ma tserreḥ i wemzur  (v.1-2)

. ma yusem (deg-s) waggur (v.4) (à cause de sa beauté)

. ilaq ad teṣṣer / teḥjeb naɣ teffeɣ (v.5-6)

. acḥal i teṣber / tewwi lbaṭel-nneɣ (v.7-8)

. ttasmen leḥbab (v.3)

. (tewwi) lbaṭel-nneɣ (v.8)

Il apparaît d’après ce tableau que l’injustice (« lbaṭel-nneɣ ») subie par la femme mariée, qu’elle soit adolescente ou adulte, découle des dangers, réels ou supposés, que pourraient entraîner les attraits de son corps : « ma ttasmen leḥbab / ma yusem waggur ». Ce dernier vers évoque les contes où la beauté de la femme est en concurrence avec les objets célestes.

L’affixe de possession « nneɣ » montre que cette peur est commune à l’ensemble de la société, hommes et femmes confondus ; pire encore, à la société d’hier comme à celle d’aujourd’hui. Que la femme soit voilée ou qu’elle lâche seulement ses cheveux ; qu’elle soit cloîtrée où « libre » de circuler entre le dedans et le dehors, elle se doit de se soumettre aux règles de la « décence » : « ilaq ad teṣṣer ». Ces règles, de nature sociale – ne craignons pas de les qualifier de patriarcales – sont relatives, d’abord à la dimension corporelle de la femme mais également à son attitude générale et à son discours. Le verbe « ṣṣer » signifie cacher, voiler, protéger. Qu’y a-t-il donc à protéger ? Certaines parties du corps, la chevelure, les rondeurs, bref, tous ces aspects du corps féminin, et ils sont légion, à forte charge érotique. Non seulement cela mais tout ce qui peut révéler l’intériorité de la femme doit être maîtrisé, la gestuelle, la démarche, le discours…

Ce qui est frappant, c’est que ces « impératifs catégoriques » rétrogrades (à la mode de chez nous) touchent aussi bien la femme traditionaliste ou apparemment traditionaliste (celle qui porte le voile ou qui est cloîtrée) que celle dite émancipée ou apparemment émancipée, les cheveux au vent n’étant pas forcément une marque de libération. Si bien qu’aujourd’hui encore, alors que la troisième décennie du 21ème siècle est déjà bien entamée, « tegzem di ttnaṣif », comme dirait le poète, la femme nord-africaine, pour ne parler que de celle-là, reste encore soumise : « ilaq ad teṣṣer…acḥal i teṣber… tewwi lbaṭel-nneɣ… »

4ème facette : La mère

La mère Les fils
. tergagi tasa-s / m’ur d-ikcim mmi-s (v.1-2)

. fell-as tefka ayla-s / terna laxert-is (v.3-4)

. ziɣen d nettat / i iɛussen fell-aɣ (v. 7-8)

. nezga nesserwat / fell-as i nettnaɣ (v. 5-6)

Si l’attitude de la mère est plutôt facile à caractériser (attachement, souci pour sa progéniture et dévouement extrême, comme c’était le cas pour la sœur), celle des fils (c’est ce à quoi semble renvoyer la 1ère personne du pluriel) est plus difficile à décrypter. Le verbe « sserwet », avec ici une connotation de désordre, de discorde, couplé avec le verbe « nnaɣ », se battre, peut suggérer une lecture au second degré, à savoir une lecture politique, de l’attitude des fils qui se déchirent sous prétexte de protéger leur mère (la mère-patrie) alors que c’est cette dernière qui les protège en réalité.

5ème facette : la femme universelle

La Femme L’Homme
. d yelli-k d yemma-k / d tamɣart d tilemẓit /   d yemma-k d jida-k / naɣ d tabeṛṛanit (v.5 à 8)

. tagi d tameṭṭut / d tigejdit-nneɣ (v.11-12)

. ma tzemreḍ faṛes / awi izeǧǧigen / terzuḍ ɣer ɣur-es / seg wul zeddigen (v. 1 à 4)

. ɣur-wat ad nettut (v.10)

Une chanson à thèse

Dans cette dernière strophe, l’Enonciateur abandonne la démarche descriptive (situation de la femme) au profit d’une démarche clairement prescriptive (nouvel esprit à instaurer). En effet, face à l’injustice infligée aux femmes par la société à travers des normes qui consacrent la domination masculine, normes assimilées par les femmes elles-mêmes, du moins par la société traditionnelle et par les individus et catégories qui s’en réclament, l’Enonciateur appelle de ses vœux un nouvel ordre social basé sur le respect et la galanterie : « awi izeǧǧigen… s wul zeddigen… »

Afin de justifier ce nouvel ordre, il recourt à un argument d’autorité, celui de la femme, pilier de la famille :
A taqbaylit / A tigejdit / Ɣaf yebna wexxam… (Slimane Azem)
Le dernier segment ne fait que formuler en vers la vision anthropologique que la société kabyle développe autour de la famille.

Femme-kaléidoscope

Ces marques de respect, de douceur et de gratitude sont destinées à la femme dans ces multiples facettes. Celles déjà citées dans les strophes précédentes (la fille, la sœur, l’épouse et la mère) mais également d’autres : la grand-mère, les femmes appréhendées selon le critère de l’âge (« tamɣart » /  « tilemẓit ») ; les proches comme les inconnues, les étrangères (« tabeṛṛanit »).
On observe ici la même dialectique entre le particulier et le général déjà relevée dans les différentes variantes du refrain : « nneɣ » (1ère personne du pluriel) > « ik » (2ème personne du singulier) > « neɣ » (1ère personne du pluriel).
Ces marques, à côté de l’utilisation de l’impératif (« faṛes », « awi », « terzuḍ ») ou d’un moyen linguistique équivalent (« ɣur-wat ») inscrivent la chanson dans une optique résolument engagée.

LECTURE PANORAMIQUE

Caractéristiques formelles

L’œuvre est composée de cinq strophes de 12 vers chacune que nous décrirons dans le tableau qui suit :

Structure de la strophe

 

Métrique Rimes

 

S1 à S5 12 vers

. 1 couplet de 8 vers

. 1 refrain de 4 vers

5 syllabes ABAB / CDCD / EFFE

 

Visages de la sainteté

S1 Tecmumeḥ
S2 Tettɛassa f gma-s / ula deg yiḍes… tbedd ɣer ɣur-s… seg wakken tḥemmel-it / tessaram ad tt-yif
S3 Ilaq ad teṣṣer… acḥal i teṣber… tewwi lbaṭel-nneɣ
S4 Tergagi tasa-s / m’ur d-ikcim mmi-s / fella-s tefka ayla-s / terna laxert-is… ziɣen d nettat / I iɛussen fell-aɣ
S5 D tigejdit-nneɣ

– la fille, encore au berceau, sourit à la vie. Elle est auréolée de lumière (le soleil est son allié)
– la sœur et la mère apparaissent comme des figures du dévouement, dévouement poussé à l’extrême comme le montrent ces hyperboles : « ula deg yiḍes », « terna laxert-is »
– ces mêmes figures ont un rôle de gardiennes de la famille : « tettɛassa fell-as », « ziɣen d nettat / i iɛussen fell-aɣ »
– ce rôle de gardienne est subsumé par celui, plus large, de pilier (« tigejdit ») de la famille, sans lequel c’est tout l’édifice social qui s’effondrerait.
– les différentes facettes du féminin confinent, dans ce texte, à la sainteté : lumière, souffrance, patience, dévouement, sacrifice…

Visages de l’oppression

S1 Tlul di tsusmi / ur telli tmeɣra… ur yefṛeḥ… yuyes…
S2 Fell-as yettcennif
S3 Ttasmen leḥbab… ilaq ad teṣṣer… acḥal i teṣber… tewwi lbaṭel-nneɣ…
S4 Nezga nesserwat / fell-as i nettnaɣ

En réponse à toutes ces marques de dévouement et d’amour, l’élément masculin fait montre d’une attitude franchement négative, allant de la simple discrimination, si l’on ose dire, (absence de fête pour accueillir un bébé-fille) à la violence, en passant par les bouderies, l’asservissement et le désir de soustraire le corps de la femme (des femmes du groupe) à la vue et à la convoitise d’autrui.

 Pour un renversement de l’ordre établi

Devant le profond déséquilibre entre les sexes qui caractérise et qui bloque la société dans laquelle il évolue, l’Enonciateur-auteur plaide pour la fin de la domination masculine qui, en réalité, est en contradiction avec les valeurs profondes de la terre nord-africaine :
Ɣur-wat ad nettut
Tagi d tameṭṭut
D tigejdit-nneɣ

Ce renversement des valeurs qu’il appelle de ses vœux, ce retour à l’équilibre, passe par :
– un travail de prise de conscience qui est martelé dans les différentes variantes du refrain : « ɛeql-itt d …, ɛeql-itt d … » (reconnais-la en tant que…). Reconnaissance au double plan de l’intellection et de l’éthique (respect, gratitude…)– des gestes d’affection figurativisés par le don d’un bouquet de fleurs dans la dernière strophe : « awi izeǧǧigen ». Cette marque d’amour et de galanterie, si elle peut paraître relever de la mièvrerie et d’un calque des valeurs étrangères, occidentales, pour ne pas les nommer, est un moyen rhétorique pour l’Enonciateur de signifier que le renversement de l’ordre social doit se faire sans violence, de façon civilisée, dans la compréhension et la douceur, pour tout dire.

Idir AMER

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Idir AMER
Ait Menguellet ou Le Poème pour Etendard.
Analyse littéraire de l’album Isefra (2014)
Editions du Cavalier Numide, Yerres, 2016

Editions Talantikit, Béjaia, 2016
300 DA