[suite : partie 2]
Dès lors rien n’arrêtera le processus d’écriture romanesque en tamazight, notamment après l’ouverture démocratique qu’a connue l’Algérie suite aux évènements d’Octobre 1988 et plus spécialement après la création du Haut-Commissariat à l’Amazighité en 1995 qui a fortement contribué à l’édition de plus d’une centaine de textes entre romans, nouvelles, recueils de proverbes et de poésie et plusieurs traductions, notamment dans la collection « Idlisen-nneɣ ». La reconnaissance de statut de langue nationale à tamazight en 2002 contribuera également à cet essor.
Comme nous pouvons aisément le constater, une période de trente-cinq années s’est écoulée entre l’écriture de « Lwali n udrar » (1946) de Bélaïd Naït-Ali et « Asfel » (1981) de Rachid Alliche, autrement dit la durée d’une génération. Les raisons ne sont pas intrinsèquement liées à la langue amazighe considérée, à tort, comme une langue incapable de produire un discours littéraire cohérent d’une bonne qualité esthétique. Les raisons objectives à cela se trouvent dans l’hostilité des états maghrébins à tout ce qui renvoie à la dimension amazighe[1]. Comment peut-on alors expliquer la publication durant un laps de temps très court d’une dizaine de romans durant les années 90[2] ?
Exception faite de « Lwali n udrar » que nous pourrions lire comme une parodie du phénomène maraboutique en Kabylie, la thématique dominante dans les premiers romans algériens d’expression amazighe tourne autour du combat identitaire. « Asfel », « Askuti », « Iḍ d wass » et « Tafrara » abordent, chacun à sa manière, l’identité amazighe. Si Sadi traite dans « Askuti » des évènements du printemps amazigh de 1980, Mezdad aborde dans « Iḍ d wass » l’identité amazighe durant les deux premières décennies de l’indépendance de l’Algérie.
La thématique dans l’écriture romanesque amazighe changera avec le temps et l’apparition sur la scène littéraire amazighe d’une nouvelle génération de romanciers très jeunes ayant d’autres thèmes à traiter dans leurs productions que celui de la quête identitaire[3].
Dans « Nayla[4] » de Brahim Tazaghart, l’auteur aborde le thème de l’union impossible entre deux personnes, une union que la tradition rejette ; de l’intolérance et de l’acceptation de l’Autre.
Pour le jeune auteur Luni Husin, il traite dans son roman « Asebbaɣ[5] » [le peintre] le rapport qu’entretient la société avec l’art. Dans « Yezger asaka[6] » de Lyes Bélaidi, le romancier aborde le thème des affres que rencontrent les immigrants africains qui veulent rejoindre l’eldorado européen.
Il est à signaler que le thème de l’immigration a été déjà traité en 1986 par Rachid Alliche dans son second roman « Faffa », terme qui renvoie d’une façon péjorative à la France.
L’Histoire fera son apparition dans l’écriture romanesque amazighe avec Aumer U Lamara qui a publié cinq romans historiquesd’une excellente qualité sur le plan linguistique et esthétique. Son entrée dans l’écriture amazighe s’est faite par la publication de son premier roman « Tullianum. Taggara n Yugurten » chez le HCA en 2009. Un roman qui traite comme son titre l’indique du roi numide Jugurtha.
Comme nous pouvons aisément le constater, le roman amazigh connait un dynamisme qui s’explique par l’ouverture politique qu’a connue l’Algérie durant les années quatre-vingt-dix et l’apparition de quelques maisons d’édition qui se sont spécialisées dans le domaine amazigh pour ne citer que les éditions Achab et Tira. A ces deux facteurs s’ajoute l’arrivée d’une génération de romanciers qui ont appris tamazight dans l’école et l’université comme Rachida Bensidhoum et Chabha Bengana. En plus de cela s’ajoute le fait que les auteurs amazighophones utilisent leur langue maternelle, ce qui facilite, à notre avis, le passage à l’écrit.
U Lamara ne s’arrêtera pas là, il continuera sur cette voie qui associe Histoire et littérature en écrivant d’autres romans historiques. Nous citerons : « Omaha Beach. Ass-a d wussan[7] »,« Akkin i wedrar », « Timlilit di 1962 » et récemment « Agadir n Ruma ». Nous proposons ici un extrait de son roman « Timlilit di 1962 » dans lequel il décrit les crimes de guerre commis par l’armée française durant la guerre d’indépendance algérienne : « Yuli wass mi d-kecmen lɛesker taddart. Ur ǧǧin yiwen ad yeffeɣ. […] Seg yal tama ikeccem-d lɛesker zun d aweṭṭuf. Mi gan tubrint i taddart, tarbaɛt tameqqrant tuɣ abrid n tezribt n ufella. Ur unifen akin neɣ akka. Abrid-nsen yiwen. Mi wwḍen sdat wexxam n Feṭṭa, zzin-as lɛesker-nni seg yal tama. […] Deg yiwet n tegnit, afrag-nni n Feṭṭa yefreg s tizzegzewt n yiserdasen […].
Send ad kecmen wid yellan deg ufrag, winna yessuffeɣ-d ayen yufa deg tesraft-nni : iceṭṭiḍen n yiserdasen isebbaḍen imqefflen n « Pataugas »,tibwaḍin n ddwa, snat n teɛlamin n waggur d yitri.
Ur zzin lɛesker-nni ugar deg ufrag n Feṭṭa. Mi wwin Feṭṭa akked Yamina, skecmen-tent akken cuddent, ɣer utemmu-nni. Mi yessuli awal-is lqebṭan-nni, syen yerna ṭṭerjman aḥerki yessewzel aseglef-ines, yiwen n uɛeskriw yessaɣ-as times i utemmu-nni. Acemma kan yewweḍ igenni uḥeǧǧaǧu-nni n tmes. Mi yettali wabbu ɣer yigenni, imezdaɣ , taddart ẓẓan allen-nsen deg tmes-nni […].
Mi yeffeɣ lɛesker taddart, ur nufi ayen ara nenṭel. Deg yiɣed n utemmu yegra-d uceṭṭiḍ n tqendurt-nni n tubart n Feṭṭa akked tezweɣ n tesfifin n Yamina.
At-taddart sdduklen iɣed n Feṭṭa akked win n Yamina deg yiwen n uẓekka. Tesddukel-itent tmeddurt, tesddukel-itent taggara. [p. 5]
[Quand le jour s’est levé, les soldats ont investi le village. Personne n’a été autorisé à le quitter. […] Les soldats sont entrés de tous les côtés on dirait qu’il s’agissait d’une invasion de fourmis. Quand ils ont assiégé le village, la majorité des militaires a pris la route de « tazribt n ufella » ; ils n’ont pas hésité un instant, ils se sont directement dirigés vers la maison de Fetta qu’ils ont encerclé de tout part […]. En un clin d’œil, la cour de la maison de Fetta est devenue toute verte des uniformes des soldats […].
Avant que les soldats se trouvant dans la cour n’entre dans la maison, celui qui était dedans a fait sortir tout ce qu’il a trouvé dans la cachette : des tenues militaires, des souliers « pataugas », des boites de médicaments et deux drapeaux frappés d’un croissant et d’une étoile […].
Les soldats ne se sont pas trop attardés dans la cour de Fetta. Quand ils ont emmené Fetta et Yamina, ils les ont fait entrer, les mains liées, dans le gourbi de Rabah qui se trouve dans la « tamazirt n usammer » ; ils ont ensuite ramené l’ensemble des villageois devant le gourbi. Une fois le discours du capitaine terminé et le harki traducteur cessa d’aboyer, un soldat alluma le feu dans le gourbi. A peine un instant après, le feu a pris d’une façon spectaculaire jusqu’à atteindre le firmament. En regardant la fumée s’élever dans le ciel, les villageois sont restés figés en fixant le feu […].
Une fois les soldats partis, nous n’avons rien trouvé à enterrer. Dans les cendres du gourbi sont restés des tissus des robes de Fetta et de Yamina.
Les villageois ont réuni les cendres de Fetta et de Yamina dans la même tombe. Elles étaient unies dans la vie et elles le seront dans la mort.] [p.5]
A travers ses cinq romans, U Lamara nous renvoie aux différentes périodes historiques de l’Afrique du Nord : à l’antiquité dans « Tullianum » et « Agadir n Ruma » (2019) ; à la résistance kabyle au choc colonial dans « Akkin i wedrar » (2011) ; à la période de la guerre d’indépendance dans « Timlilit di 1962 » (2015)[8].Dans son roman « Omaha Beach. Ass-a d wussan », l’auteur, à travers trois personnages différents : un américain, un allemand et un kabyle, englobe, dans un même récit trois espaces différents dans lesquels est intégrée la Kabylie.
Pour l’instant, U Lamara reste l’un des rares romanciers amazighs ayant choisi exclusivement l’Histoire comme trame à ses romans.
L’écriture féminine apparaît tardivement sur la scène romanesque amazighe. C’est Koudache Lynda qui ouvre la voie en publiant en 2009 son premier roman « Aɛeccciw n tmes ». Elle publie son second roman « Tamacahut taneggarut » en 2016.
Les romans de Koudache tournent autour du thème de la femme kabyle et abordent des sujets qui relèvent du tabou dans la société kabyle. Dans son premier roman elle traite de l’inceste ; dans son second roman, elle aborde l’histoire d’une femme qui, grâce aux vicissitudes de la vie, ses différentes rencontres, ses souffrances accumulées depuis plusieurs années s’est assagit et finit par devenir une sorte de philosophe. L’histoire est très longue et complexe dans laquelle elle brise plusieurs tabous.
D’autres romancières, très jeunes, emprunterons la voie ouverte par Koudache. A titre d’exemple nous citerons Dihya Lwis qui a publié « Gar igenni d tmurt » [2017], Khalifi Kaissa qui a édité « Iḥulfan » [2017], Ben Gana Chabha qui a écrit « Amsebrid » [2018] et récemment Rachida Ben Sidhoum qui a édité « Icenga n talsa » [2020].
Malgré toutes les contraintes que rencontre l’édition en langue amazighe, la production romanesque dans cette langue ne cesse de prendre de l’ampleur. Le nombre de romans ne cesse d’augmenter d’une année à une autre. A cela s’ajoute le fait que l’écriture romanesque n’est plus l’apanage de la génération qui a vécu le combat identitaire, elle est actuellement prise en charge par de jeunes auteurs n’ayant pas vécus cette période palpitante de leur histoire, mais qui reste attachée à cette langue qui a fait de tout temps objet de marginalisation. Cela présage que l’écriture romanesque en tamazight a devant elle un avenir radieux. « Nna Ɣni » [2020] de Djamel Laceb et « Kawiṭu» [2020] de Zimu, lauréats des deux prix littéraires Assia Djebbar et Mohamed Dib sont là pour le prouver.
Nous n’avons évoqué dans cet article qu’un seul genre de la littérature algérienne d’expression amazighe, à savoir le roman. La nouvelle, un autre genre a également pris de l’importance ces deux dernières décennies ; plusieurs recueils ont été publiés depuis que Bouamara Kamal a ouvert la voie en publiant en 1998 « Nekni d wiyiḍ ». Mais ce genre à lui seul mérite un autre article.
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[1] Cette hostilité s’explique par le fait que le nationalisme (ou les nationalismes) nord-africain a germé sur le terreau du rejet de l’amazighité pour la substituer par une arabité mythique. Il faut toujours garder à l’esprit que la période qui a vu naître ces mouvements, notamment au Maroc et en Algérie, coïncide avec la promulgation du Dahir berbère au Maroc en 1930. C’est autour de cet évènement que les partis nationalistes marocain et algérien se sont cristallisés. Ce ressentiment envers tamazight est toujours vivace jusqu’au jour d’aujourd’hui.
[2] La publication de romans en tamazight ne cessera pas de prendre de l’ampleur d’une année à une autre. L’année 2019 à titre d’exemple a vu paraître plus d’une quinzaine de romans.
[3] Nous ne voulons pas dire que l’identité amazighe ne représente rien pour cette nouvelle génération de romanciers. Nous restons convaincus que le fait d’écrire en tamazight reste toujours un acte militant.
[4] Tazaghart, Brahim,Nayla, Béjaia, Editions Tira, 2015.
[5] Luni, Ḥusin,Asebbaɣ , Tizi-Wezzu, Richa Elsam, [s.d.]
[6]Bélaidi, Lyas, yezger asaka, Tizi-Ouzou, Editions Imru, 2019.
[7] Editions du Festival National du Cinéma Amazigh, Alger, 2009.
[8]Excepté « Tullianum » et « Omaha Beach », les trois autres romans sont publiés chez les éditions Achab.
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Bibliographie :
- Ait-Ouali, Nasserdine, L’écriture romanesque kabyle d’expression berbère (1946-2014), Tizi-Ouzou, L’Odyssée, 2015.
- Ameziane Amar [Dirigé par], Les Cahiers de Bélaid Ait-Ali. Regards sur une œuvre pionnière, Bejaia, Tira éditions, 2013.
- Boulifa, Si Ammar Ben Saïd, Recueil de poésies kabyles, présentation par Tassadit Yacine, Paris, Alger, Awal, 1990.
- Hanoteau, A, Poésies populaires de la Kabylie de Jurjura, Paris, Imprimerie impériale, 1867.
- Nacib, Youssef, Anthologie de la poésie kabyle, Deuxième édition bilingue, Alger, Zyriab, [s.d].
- Salhi, Mohand Akli, Etudes sur la littérature kabyle, Alger, HCA, 2011.
- Yacine-Titouh, Tassadit, Chacal ou la ruse des dominés. Aux origines du malaise culturel des intellectuels algériens, Alger, Casbah éditions, 2004.Zellal, Brahim, Le Roman de Chacal. Texte berbère et français présenté par Tassadit Yacine, Tizi-Ouzou, Editions Achab, 2010.