Guerbi Rachid signe, ici pour Tangalt, un poème-hommage Pour ma mère d’une rare intensité. L’auteur y dresse le portrait de Malha, figure maternelle transformée en symbole de la résistance berbère. Entre colère et tendresse, le poète fait de l’intime un manifeste : Malha devient « l’échine des montagnes», celle qui a traversé les siècles et survécu à tous les conquérants. Un texte puissant qui résonne comme un cri de reconnaissance tardive envers celles qui ont porté l’Histoire sur leurs épaules. À vos appréciations.
Elle s’appelle Malha.
Un nom court, mais mille siècles s’y agenouillent.
Elle n’est pas une femme. Elle est la matrice.
Elle est ce que les livres d’Histoire n’ont pas su écrire, parce qu’elle est ce qu’aucun roi, aucun dieu, aucun empire n’a su dompter.
Malha ne demande rien.
Elle constate avec ce regard sec, minéral, qui fait baisser les yeux aux prophètes en burnous et aux intellos diplômés du reniement.
Elle ne s’est jamais battue pour le pouvoir, car elle est le pouvoir, mais sans spectacle.
Pas besoin de trône quand on est la montagne.
Pas besoin de discours quand chaque ride est un verset.
Pas besoin de pleurer quand on a enfanté la douleur elle-même.
Ils sont tous passés sur elle.
Les conquérants, les missionnaires, les messies de pacotille, les sauveurs de sous-préfecture.
Ils sont venus avec des sabres, des bibles, des constitutions, des promesses.
Et tous sont repartis avec la gueule pleine de poussière.
Elle, elle est restée.
Tannée, défigurée, amputée, mais restée.
Pendant que les drapeaux changeaient de couleur, elle faisait cuire le pain avec des branches et des insultes.
Pendant que les partis promettaient la République, elle torchait les générations dans une cabane sans lumière, avec pour seule arme la mémoire et pour seul héritage la langue de ses mères, interdite, moquée, mais inextinguible.
Elle est l’ironie tragique de ce pays : la fondation ignorée, l’autel qu’on piétine, le squelette qui tient encore debout une maison qu’on veut démolir de l’intérieur.
Tu veux savoir qui est Malha ?
C’est elle qui a accouché dans les grottes pendant la guerre, pendant que les hommes fuyaient ou philosophaient.
C’est elle qui a porté à bout de bras les enfants et les ancêtres.
C’est elle qui a parlé quand tout le monde se taisait, et qui s’est tue quand tout le monde mentait.
Et aujourd’hui encore, elle marche.
Pieds nus sur des routes bitumées par l’ingratitude, avec dans la main un glaive couleur terre, rougi par le sang de ses fils, trempé dans les larmes de ses filles, et aiguisé sur les trahisons répétées d’un peuple qui se rêve moderne en se reniant.
Malha ne pardonne pas.
Mais elle continue.
Elle regarde ses enfants éduqués qui ne savent plus dire azul, et qui s’excusent d’être ce qu’elle a mis des siècles à forger.
Elle regarde les faux prophètes lui expliquer sa place dans la société, alors qu’elle est la société.
Elle est la base.
Le socle.
La première pierre.
Et la dernière.
Alors moi, fils de Malha, raté de l’Histoire et survivant de la honte, je ne te rends pas hommage.
Je m’agenouille.
Je te demande pardon pour tous les siècles où nous avons préféré la peur à ta parole.
Je te demande pardon pour t’avoir réduite à une chanson, à un costume, à un folklore.
Je te demande pardon pour n’avoir pas su t’écouter quand tu murmurais encore.
Maintenant tu te tais, et ce silence fait trembler les montagnes.
Mais je sais une chose : quand tout se sera effondré (les drapeaux, les régimes, les idéologies en plastique), il restera toi et ton glaive.
Et ce jour-là, l’Histoire comprendra qu’elle a été écrite par Malha, et que nous n’étions que des ratures dans sa marge.
Guerbi Rachid