Notre contributeur Nnaser Uqemmum offre ici un éclairage original sur l’œuvre de Mammeri, en explorant la façon dont l’écrivain a appréhendé la guerre dans ses romans. Cette lecture comparative révèle comment Mammeri, au-delà du simple témoignage, élève la réflexion sur le conflit au rang de méditation philosophique sur la nature humaine.

Une lecture qui revisite l’œuvre de Mammeri sous l’angle de ses réflexions sur la guerre. Par une démarche comparative, nous examinerons le contexte « guerre » dans deux de ses œuvres.
Écoutons-le nous relire ce qu’il écrivit il y a près de trois quarts de siècle : « Nous nous mîmes tous avec soulagement à l’ouvrage. Quand on travaille, on n’a pas le temps de remâcher inlassablement sa misère, on oublie Azouaou et Ahcène tombés inutilement, on ne voit plus se refléter dans les yeux des autres la grande lassitude que l’on sent dans les siens, on évite de penser que cette guerre d’où nous sortons n’est pas finie pour tout le monde, que sur d’autres collines que les nôtres d’autres meurent comme sont morts Azouaou et Ahcène… qui sait, peut-être aussi inutilement » (La colline oubliée, p. 64). Et aussi « Dans Alger bombardé, M. Poiré considérait comme de son devoir de mettre à l’abri sa famille : « Le sage ne fuit pas les dangers mais il ne les affronte pas inutilement ». Cette maxime que je viens moi-même d’appliquer je suis sûr, mes chers enfants, que vous en sentez l’à-propos pour la grande épreuve que vous allez non pas subir mais affronter. Sans doute allez-vous vous étonner de me voir défendre cette guerre, moi qui si longtemps devant vous ai combattu la guerre, toutes les guerres. » (Le sommeil du juste, p. 117).
À chaque mois de mai, toute l’humanité célèbre la fin des fascismes du 20e siècle et commémore des millions de vies humaines sacrifiées et des tonnes d’équipements perdus. Tout est revisité : l’invasion de la Pologne, les camps de concentration, les nazis, le débarquement, les tirailleurs et les colonies, les différentes armées, les alliés, l’Ardenne et les Vosges, les collaborateurs, la prise de Berlin, les bunkers, les généraux et leurs soldats, les musées et les cimetières.
De 1939 à 1945, de nouvelles techniques et des armes sophistiquées ont aussi été testées. Par conséquent, l’humanité entière demeure doublement marquée. D’abord par les séquelles vécues et les dommages occasionnés par les deux grandes guerres, « hantée » par la mémoire des massacres et enfin troublée au point d’oser oublier d’en tirer des leçons et de projeter d’autres conflits sur terre… Actuellement, ces derniers, plus complexes, déclarés ou tus, n’ont épargné aucun continent. Tous les pays voient stratégiquement des ennemis partout et nourrissent des tensions internes…
Les puissances du monde négligent souvent les souffrances des peuples, qui servent souvent de pions dans les conflits, des sujets payeurs des guerres, sans y être acteurs. C’est ce que rapportent dans leurs mémoires les survivants… en autant qu’ils veuillent en parler. Les séquelles ne guérissent point, disait le dicton. Si certains s’exprimaient et s’exorcisaient à demi-mots dans leurs textes, leurs chansons, leurs peintures,… d’autres n’y sont pas parvenus, ils avaient emmené les leurs dans l’au-delà.

La guerre dans les romans de Mammeri
Cette lecture examine le thème de la guerre à travers près d’une centaine d’occurrences dans deux romans de Mammeri, publiés entre deux guerres, c’est-à-dire « La colline oubliée » et « Le sommeil du juste », publiés respectivement en 1952 et 1955. Alors que le premier roman expose le vécu d’une entité paysanne, Tasga, un quotidien difficile, la maladie, la pauvreté, le manque de revenus et les injustices sociales dans un contexte de guerre, le second se penche, plutôt, sur la confrontation des idées. Un monde de réflexion et d’aspiration à la justice, à l’équité et à l’honneur.

Le questionnement dans Le sommeil du juste
Dans les premières pages du Sommeil du juste, Mammeri amorce déjà des questionnements sur la guerre, tant directs que sous forme de réflexions et d’inquiétudes, notamment : « Valait-il mieux la guerre ou la paix ? Fallait-il souhaiter la victoire de ceux-ci ou de ceux-là ? Qu’allait-il sortir pour nous de tout cela ? » (p. 8). Il se définit de prime abord par « nous », distant et distinct, en dehors de « eux, les autres qui se battent ».
L’auteur présente la réflexion de M. Gustave Poiré, un professeur de philosophie et pédagogie : « Parce que nous sommes hommes, disait-il, nous ne sommes ni anges ni bêtes et le malheur veut que pendant la guerre ce soit surtout la bête qui s’éveille en nous. Un homme digne de ce nom fait que la bête s’éveille mais ne se déchaîne pas » (Le sommeil du juste, p. 118), et qui poursuit en conseillant « de tenir de vos faits et gestes, même de vos pensées, un registre précis, détaillé, sans complaisance. Ce journal sera au milieu de la barbarie déchaînée un refuge de conscience et d’humanité, au milieu des ténèbres la flamme qui veille, parce que l’homme ni la vérité ne peuvent périr ». Retenons donc cette séquence : « un refuge de conscience et d’humanité, au milieu des ténèbres… ».
Mammeri, parlant de l’aspirant Ait Wandlous Arezki, alors aux arrêts depuis quelques jours et dont la déconvenue était trop forte, lui fait répéter la citation de M. Poiré « l’homme ni ange, ni bête ». Et Mammeri ajoute que « L’erreur, la maladresse ou la méchanceté d’un seul ne peuvent pas engager la valeur même de la cause. La guerre est un état de crise. Quand tout cela sera fini, la raison reprendra ses droits et il ne règnera plus sur la terre que la justice ». (Le sommeil du juste, p. 122).

La rupture dans La colline oubliée
De l’autre côté, dans La colline oubliée, Mammeri nous fait cheminer à travers la quiétude de Tasga et des quotidiens, somme toute, rythmés de simplicité, de joie et de plaisir primaires, d’assemblées de la cité, surtout timecredht, et de paysannerie paisible pour nous y signaler une sorte de rupture silencieuse d’abord, puisque loin des villes, « … ma mère, celle de Menach, celle de Meddour se tenaient dans un coin sans rien dire. Souvent Na Ghné était avec elles. Elles mettaient leur index sur leurs lèvres fermées et regardaient discourir la femme d’Akli. Du reste elles ne tardaient pas à partir, en implorant les saints d’écarter la catastrophe. Le clan des mères ne voulait pas de cette guerre qui leur prendrait leurs fils ; Na Ghné non plus, parce que sa jeunesse avait été remplie des récits de combats …, mais d’où ils ne revenaient pas toujours » (p. 30).

Vient ensuite la fin de l’illusion. Tasga a été rattrapée tambour battant par la déclaration de guerre dès septembre, la France et l’Angleterre contre l’Allemagne, et puis par la mobilisation générale. Ceci, écrit-il, « C’est ce temps-là qui fut fixé pour ma fête. Elle ne fut pas aussi gaie qu’Aazi et moi l’avions rêvé, quand nous étions à Taasast. Il n’y eut point d’ourar par déférence pour tous les jeunes qui étaient déjà au front, et puis la guerre pesait sur toutes les choses, les rendait plus sommaires, plus tristes » (La colline oubliée, p. 38).

L’autre illusion, selon lui, était la difficulté de convaincre les mamans, dont les cœurs savent percer les nuances et les attitudes au tournant d’une conversation : « — Tu vas bientôt partir toi aussi, dit ma mère. « — Mais non, mère, tu sais bien que les étudiants bénéficient d’un sursis, et puis, si j’y vais, il me faudra faire au moins un an d’instruction et d’ici là, la guerre sera terminée. « Je mentais pour rassurer ma mère qui d’ailleurs ne me crut pas. Quant à lui expliquer que quelqu’un voulût faire cette guerre par conviction, c’eût été peine perdue et ma mère partit en cachant de son châle ses yeux mouillés de larmes. » (La colline oubliée, p. 35).

Étant donné l’évidence de la cause de cette guerre, de la bouche de Mokrane au gendarme interrogateur : « J’ai dit que j’y étais venu à cause de Hitler et de la guerre » (Le sommeil du juste, p. 248), Mammeri expose qu’elle faisait l’objet de récits d’aventures que certains jeunes revenus s’enorgueillissent à raconter « la guerre avec tous ses noms de pays nouveaux, était devenue une merveilleuse histoire qui, grâce à Akli et Davda, se continuait chaque soir… on dit que Hitler est un ogre, un diable, que tous les Allemands sont prêts à mourir pour lui comme les combattants de la Guerre sainte » (La colline oubliée, p. 25), ou même une délivrance « Pour des raisons diverses et par une étrange inconséquence chez ces hommes et ces femmes qui n’en auraient à subir que les ruines, c’était presque dans l’allégresse qu’on attendait la guerre. Enfin un grand événement, essentiel, …, allait briser la monotonie de vivre. Comme si chacun était fatigué de n’attendre chaque jour que ce qu’il avait connu la veille,… Du reste tout les y poussait : le bourrage de crâne de la presse, celui de la radio, des racontars à l’origine soigneusement calculés, la misère. Cette grande veulerie et cette indigence… Tous en étaient arrivés sinon à la vouloir, du moins à vaguement l’attendre » » (La colline oubliée, p. 26).

Dans la lancée de cette mobilisation générale, pour ne pas reprendre l’uniforme, Ouali « alla rejoindre dans le maquis quelques spécialistes qui, pour des raisons diverses, y vivaient déjà depuis longtemps. Quand parfois, la nuit, il revenait barbu, crotté, osseux, une mitraillette italienne au bras,… il parlait avec enthousiasme de sa nouvelle vie,… ».
Aussi, de l’avis de Mokrane, inquiet pour Aazi : « J’allais partir et cette fois elle avait peur de ne me plus revoir » et qu’un jour son père « recevrait une lettre de l’administrateur, puis un colis où il y aurait ma montre, la bague qu’elle m’avait offerte le premier jour de notre mariage, mes papiers… et puis plus rien (La colline oubliée, p. 92).

La transformation des communautés
Entre-temps, Tasga se transforme « tout avait changé depuis que les hommes devaient partir. Alors seulement l’histoire dont on se faisait chaque fois raconter les épisodes enivrants devenait une réalité. C’était donc cela la guerre ! Tasga ne se remettrait pas du mal dont elle souffrait, quand tous les jeunes capables de travailler à sa guérison, seraient partis » (La colline oubliée, p. 34), et autant dans les autres hameaux de toute la montagne, « on ne tenait plus que par la grâce des saints qui gardaient encore le pays… on peut toujours revenir à la mode des ancêtres qui portaient hiver comme été une djellaba de laine, mais pour la nourriture comment faire ? Les distributions de blé étaient insuffisantes et tout le monde ne pouvait payer 2 500 francs un double de blé. … En attendant, dans ce monde-ci, transitoire mais réel hélas ! c’était la misère, la noire misère, pire mille fois que la mort… » (La colline oubliée, p. 174).
L’idée de « misère noire » sonnerait faux dans La colline oubliée sans des images comme « Tant de mendiants aux yeux creux traînaient sur les routes leurs pieds ensanglantés ou durcis… Dr Nicosia, ayant ouvert le ventre d’un jeune homme qu’on avait trouvé mort sur le bord de la route, en tira une grosse masse d’herbes non digérées » (p. 62), que « des Akli triplent leur fortune quand des hommes à côté de lui crevaient de faim. Le marchand de blé avait acheté une Plymouth…» (p. 62), qu’il y « régnait chez tous le même grand désarroi. Cette guerre n’avait rien apporté des grands changements qu’on en attendait » (p. 63), que « Les nouvelles de la guerre rompaient à peine cette atmosphère d’angoisse » (p. 91) et enfin que « L’épidémie de typhus qui sévissait dans la plaine et qui nous avait épargnés jusqu’ici, commence à gagner la montagne et à Aourir on signale déjà six cas. Comme si la guerre ne suffisait pas ! » (p. 101).

La désillusion finale
Loin d’un pessimisme criant, l’auteur rappelle à l’ordre son lecteur qui découvrira dans Le sommeil du juste la fin d’une illusion : « C’est fini le lieutenant, Zerrouk. Finie la guerre. Nous l’avons gagnée » (p. 178) et que « la guerre s’est terminée et rien n’avait changé. Et comme ils avaient été plusieurs à croire que la guerre allait tout changer… plusieurs à qui la guerre n’avait rien changé… des comme lui… des… des… enfin des enfants de la misère de Dieu… » (p. 179) et puis l’auteur renchérit davantage dans un échange par « Tu vois, mon frère, c’est de nouveau la vieille ère, l’ère des miasmes, celle de Toudert et de tout ce qui rampe » (p. 212 et 216).
En guise de conclusion du premier roman, la citation de Menach « La guerre est la guerre et, la vie et la mort sont entre les mains de Dieu. » (La colline oubliée, p. 185) a sonné un glas similaire au tout début du second, dans « Cette guerre est la providence des malheureux. Quand tout brûlera, quand tout sera détruit, quand la tempête, l’avalanche et l’ouragan auront tout emporté ou englouti, la terre de nouveau sera vierge. Tout sera remis en question. Ce sera comme aux dominos : on fera une distribution nouvelle » (Le sommeil du juste, p. 7).
Les deux romans se complètent et s’articulent harmonieusement. Le second complète le premier, vu qu’ils partagent, en plus de la plume de l’auteur, le contexte sociopolitique et le rapprochement temporel de leur rédaction. Mammeri, observateur méticuleux, n’a pas dérogé à nous montrer la dimension anthropologique de la guerre. Il nous a toujours habitués à privilégier la pensée à l’action, l’aspiration au vécu et le contexte au sujet dans ses œuvres.

Nnaser Uqemmum