UN ROMAN A TIROIRS
Que dire de ce nouveau roman de Djamel BENAOUF ? Complexe dans sa construction tout en restant d’une lecture agréable et, croyez-en l’auteur qui forme ces lettres qui défilent sous vos yeux ébahis, ce genre d’équilibre n’est pas toujours facile à tenir.

Sur le plan narratif, on peut distinguer une intrigue principale qui traverse l’ensemble du roman, à savoir l’histoire d’amour entre Ageswaḥ et Tageswaḥt, couple atypique s’il en est, et une foultitude d’autres récits souvent très courts (l’oeuvre est divisée en 72 chapitres, brefs pour la plupart) qui viennent s’y greffer : contes, rêves...

Dans sa belle préface (en kabyle, s’il vous plaît), Lynda OUATAH répartit les rêves en trois catégories :
– ceux qui se produisent la nuit (tirga n yiḍ)
– ceux qui se produisent le jour (tirga n wass)
– ceux qui correspondent aux espoirs d’Ageswaḥ (tirga n usirem)

Il faut ajouter à ces rêves que fait notre Ageswaḥ chéri un certain nombre d’éléments puisés dans le patrimoine oral (historiettes, contes) qui, loin de nuire au récit, se greffent parfaitement sur l’intrigue principale, comme le souligne Chabha Ben Matouk dans sa postface qui, pour être brève, n’en est pas moins efficace et pertinente (et en kabyle, cela va sans dire).

PERSONNAGES

 On peut les répartir en fonction de leur place dans la structure narrative.

  1. L’intrigue principale est centrée sur les deux amoureux :

AGESWAḤ : présenté comme un poète

TAGESWAḤT : avocate engagée dans la défense des droits de l’Homme. Esprit libre et féministe assumée.

Si l’on se fie à la définition du lexème “Ageswaḥ” (homme malheureux, qui inspire la pitié, selon le Dallet), il s’appliquerait davantage à l’homme qu’à la femme, notre avocate étant plutôt une battante qu’une femme soumise. Cela dit, les deux personnages semblent partager un élément : la marginalité. En cela, on peut les considérer comme des personnages atypiques dans le cadre du jeu social.

  1. Dans les récits enchâssés, nous traiterons deux éléments, à savoir les rêves et les contes.
    2.1. Dans les rêves : on peut y relever un certain nombre de personnages secondaires directement ou indirectement reliés à ceux de l’intrigue principale :
    – dans la séquence-rêve où Tageswaḥt trouve la mort, on rencontre sa mère, sa soeur (qui est elle-même avocate), Ḥuriya (l’avocate d’Ageswaḥ) et Talwit (l’infirmière qui s’occupe de lui)
    – dans la séquence-rêve où les deux amoureux quittent le pays, ils seront secourus en mer par une sirène et le Vieux-Sage des poissons qui trouvera une solution à la grossesse de Tageswaḥt.
    2.2. Dans les contes : le garçon de bain ; l’ermite et l’assassin ; la femme, le mari et la belle-mère ; le berger et le chameau ; le vieux et ses trois enfants…

ESPACES
Comme dans Timlilit n tɣermiwin, premier roman de Djamal BENAOUF, c’est le littoral algérien qui constitue le cadre physique des aventures des deux personnages principaux et, lorsque Ageswaḥ évoque son village où il aimerait se reposer, il ne fait qu’annoncer un projet :
– ils se rencontrent sur une plage d’Oran.
– ils se retrouvent dans la région de Bgayet (Aweqqas, Cap Carbon, les Aiguades…)
– dans l’un des rêves d’Ageswaḥ, ce dernier fuit par mer avec sa bien-aimée et se retrouvera dans le monde magique des sirènes, d’abord dans l’eau puis sur une île.
Il faut ajouter à ces espaces quatre lieux emblématiques :
– le tribunal où plaidera Tageswaḥt
– le Commissariat
– la prison
– l’hôpital
Autant de lieux chargés de tension.

LA POESIE DANS LE ROMAN

Si la poésie a longtemps été prépondérante dans la littérature kabyle, force est de constater qu’aujourd’hui c’est le genre romanesque qui jouit du plus grand prestige auprès des auteurs au motif que c’est à travers le roman que la littérature kabyle écrite pourra se faire une place sur la scène littéraire internationale. Néanmoins, il serait erroné de conclure à la mort du genre poétique qui continue d’exister fortement à travers la chanson, les recueils de poésie, les émissions et les festivals qui lui sont consacrés.

C’est un autre fait qui va nous intéresser dans la présente chronique, à savoir la place de la poésie dans Akud i tudert, tagnit i tayri. Cette présence se manifeste de trois façons :
– les quatre poèmes narratifs qui composent les quatre premiers chapitres
– les poèmes sensés être traduits par Ageswaḥ (de Kamal Al ƐIRAQI et Nizar QABBANI)
– le poème attibué à Tageswaḥt lors de la rencontre culturelle aux profit des malades du cancer.

On ne songera pas à contester la beauté et la force des oeuvres poétiques concernées, non plus que la pertinence de leur insertion dans le récit. Néanmoins, leur longueur (2 à 3 pages) pourra être reçue différemment par les lecteurs : certains l’apprécieront ; d’autres trouveront qu’on aurait pu soit les raccourcir, soit y intercaler une ou deux phrases en prose par-ci par-là. Mais je comprends fort bien qu’il soit difficile pour un romancier, a fortiori quand il est poète également, de tailler dans la chair des mots, ce qui n’est pas le cas du cinéaste qui, lui, n’hésitera pas à tailler impitoyablement dans l’image pour une raison ou une autre, quitte à inclure les scènes coupées dans les bonus des DVD…

On peut ajouter à cette recension, le sort peu flatteur réservé aux poètes conservateurs, pour ne pas dire réactionnaires, relativement aux femmes et aux couples libérés qui se tiennent par la taille dans la rue (pages 34, 35, par exemple).

 LE PATRIMOINE ORAL DANS LE ROMAN

Comme le relèvent Lynda OUATAH et Chabha BEN MATOUK dans la préface et la postface citées plus haut, le patrimoine oral kabyle occupe une place de choix dans ce deuxième opus romanesque de Djamal BENAOUF. On le retrouve dans les intitulés des chapitres (proverbes, titres ou extraits de chansons ou poèmes d’Ait Menguellet, Matoub, Si Muḥend u Mḥend  ou Si Muḥ…) et dans le corps du texte, essentiellement à travers un genre narratif très prisé : le conte.

En effet, les historiettes (tidyanin) occupent une bonne partie du texte (de la page 68 à la page 136). On pourrait se demander pourquoi quasiment un tiers du roman est-il composé de contes. Le roman serait-il un simple prétexte dont se saisirait l’auteur pour transmettre cet héritage aux jeunes générations ? Cela serait le cas s’il n’y avait une solide intrigue, à savoir l’histoire d’amour atypique entre Ageswaḥ et Tageswaḥt et un enjeu sociopolitique d’importance, en l’occurrence une redéfinition plus juste, plus équilibrée, du rapport homme / femme au sein de la société.

Alors comment nos historiettes s’intègrent-elle dans le récit ? Il y a, d’une part, celles qui servent à illustrer telle ou telle péripétie vécue par Ageswaḥ : le savonnage au hammam (p.68-69) ou le rêve d’enrichissement (tacekkaṛt n lwiz :  p.74-75), entre autres… Il y a, d’autre part, celles à visée argumentative comme les contes portant sur la ruse ou l’innocence (tiḥerci vs nniyya) dans les rapports homme / femme.

De la page 68 à la page 95, c’est Ageswaḥ qui raconte, se référant parfois à un ami-narrateur (yiwen umdakwel). Une partie de ces contes pourrait être qualifiée d’histoires coquines, certaines incluant le scatologique. De la page 96 à la page 103, c’est une vieille femme rencontrée à Yemma Guraya qui va narrer l’histoire d’Ureḥmun en se permettant le luxe d’y intégrer Ageswaḥ comme protagoniste. Mais le fait énonciatif le plus important à mes yeux, c’est l’intervention de Tageswaḥt, à partir de la page 104 (Bibb-iyi neɣ a k-bibbeɣ) qui se propose de raconter à son tour quelques historiettes édifiantes pour répondre à Ageswaḥ. S’engage alors une véritable joute entre les deux tourtereaux par contes interposés. Soit dit en passant, initialement, ce papier devait porter pour titre “Jeux d’amour, jeux de langage” avant que celui-ci ne s’incline devant la thématique féministe. La joute porte principalement sur les rapports homme / femme. Ce qui peut paraître curieux, à cet égard, c’est le fait que la féministe Tageswaḥt raconte à son bien-aimé des histoires où les femmes mènent en bateau les hommes, reprochant à Ageswaḥ sa trop grande naîveté vis-à-vis de la gente féminine alors que notre poète loue l’innocence (nniyya) en lui rétorquant par des histoires sur la malignité de la gente masculine.

D’UN ROMAN L’AUTRE

D’abord, on peut s’interroger sur le retour de BENAOUF au roman plus de vingt ans après son premier opus. Si l’on se réfère à une déclaration qu’il fait sur un réseau social, l’affaire Houaria y serait pour quelque chose. L’oeuvre sulfureuse en langue arabe de l’écrivaine oranaise Inâam BAYOUD a tout bonnement entraîné la fermeture en Juillet 2024 de MIM, la maison qui l’a édité, suite au tollé provoqué dans les milieux littéraires conservateurs, indignés, en particulier, par l’usage de mots et expressions crus tirés de l’arabe dialectal algérien. Indigné à son tour par cette atteinte à la libérté de création, notre écrivain kabyle se lance dans la rédaction d’un roman truffé de mots et expressions non moins crus tirés du kabyle, s’exposant à son tour aux foudres de nos chers conservateurs, à nous.

En dehors de cela, on retrouve dans les deux romans de BENAOUF l’ancrage de l’intrigue dans l’espace du littoral : oranais dans Timlilit n tɣermiwin ; oranais et bougiote dans Akud i tudert… On y retrouve également la veine “polar” à travers les démêlés du héros masculin des deux romans avec la maréchaussée avant qu’il ne soit tiré d’affaire à chaque fois par une femme (“tameṭṭut d leɛnaya”, comme on dit chez nous).

D’autres points de similitude peuvent également être relevés dans les deux oeuvres mais on ne peut manquer de relever deux aspectes saillants de Akud i tudert… par lesquels il se distingue de Timlilit n tɣermiwin, à savoir la complexité et la sophistication de la structure narrative, d’une part, et le traitement décomplexé de la thématique de l’amour et de l’érotisme, d’autre part.

Par Yidir AMER