CECI N’EST PAS UNE BIOGRAPHIE
Nna Ɣni de Djamel LACEB, voilà une oeuvre qui occupe une place particulière dans le panorama de la littérature kabyle contemporaine. Sa singularité tient, certes, à son écriture éclatée mais, essentiellement, à son appartenance à ce que l’on appelle depuis 1977 “autofiction”, genre baptisé par le romancier et critique Serge DOUBROVSKY. Le néologisme apparaît pour la première fois en 4ème de couverture de son roman Fils (Gallimard, 1977).

Qu’est-ce donc que l’autofiction ? C’est un genre qui mêle l’autobiographie et la fiction ; l’auteur y raconte des faits vécus mais en leur associant des faits fictifs, fruit de son imagination. Ce qui différencie l’autofiction de l’autobiographie, c’est que, dans cette dernière, l’auteur s’engage à ne relater que des faits réels.
Si l’on se fie à la 1ère de couverture de l’oeuvre qui nous intéresse, on est tenté, au premier abord, de la lire comme une biographie de Nna Ɣni (dont on peut admirer la photo), mais une biographie romancée puisque la mention “ungal (roman)” figure sur la couverture. A ce stade, Nna Ɣni serait le personnage principal de l’oeuvre éponyme. Voilà donc pour la première impression. Or, dès les premières pages, on ne peut manquer de relever que le Narrateur s’exprime à la première personne, bien plus, qu’il est lui-même un personnage. Un Narrateur intradiégétique, donc. En avançant dans la lecture, on s’aperçoit qu’en réalité, les autres personnages ainsi que les descriptions et actions qui leurs sont associées, ne peuvent être lus qu’à travers le prisme de la quête du Narrateur-auteur-personnage. Nous savons que Djamel LACEB, avant de devenir Inspecteur de l’Administration au sein de l’Education Nationale algérienne, a d’abord été professeur de physique-chimie. Or, nous retrouvons ce biographème dans le roman lorsque le Narrateur présente sa situation professionnelle à Lḥaǧ Ḥammu. Par ailleurs, nous savons également que notre auteur a consacré récemment un roman en français à Taleṭṭaṭ, autre personnage principal. Certes, hommage il y a à Nna Ɣni, mais, de mon point de vue, c’est la quête de savoir que mène le Narrateur à propos de Taleṭṭaṭ qui constitue le véritable enjeu du roman.
Nous y reviendrons.

PERSONNAGES
Avant de poursuivre l’analyse, présentons d’abord les personnages.

La sphère de Nna Ɣni
NNA ƔNI : Vieille dame au grand coeur, rebouteuse.
DDA LḤAǦ MUḤ : Son époux. A connu l’exil.
MICKA  : Leur chat.
DADDA ḤUḤU : Frère de Lḥaǧ Muḥ. Guérisseur, don qu’il a transmis à Nna Ɣni. A hérité d’un mystérieux coffret.
AMẒABI : Patron d’un Hammam à Alger où a travaillé Lḥaǧ Muḥ.
SALEM : Homme politique, militant de l’Etoile Nord-Africaine, rencontré à Alger.
AMANGELLAT : Ami de Lḥaǧ Muḥ, rencontré en Allemagne, pays qu’il quittera pour s’installer aux Etats-Unis.
PETER MEININGEN : Ami allemand de Muḥ. Passionné par la Kabylie, passion transmise par son père, un savant-voyageur.
UN JEUNE AMERINDIEN : Petit-fils d’Amangellat.

La sphère de Mennic
MENNIC (Yamina) : D’abord amie de Nna Ɣni, elle devient son ennemie après son mariage.
LḤAǦ ḤAMMU : Epoux de Mennic. Ennemi intime de Lḥaǧ Muḥ.
MEKYUSA (Tadɣaɣatt) : Leur fille. Petite-fille de Mekyusa At Cabqa. Etudiante en physique.
DDA SLIMAN : Frère de Mennic. Berger, fasciné par le rocher de Taleṭṭaṭ.
ǦEAFEṚ (Ǧef) : Son fils, un universitaire, qui a vécu en Amérique.
MUḤEND LƐEṚBI : Père de Dda Sliman.
MEKYUSA AT CABQA : Grand-mère de Mekyusa, l’étudiante.
BUBEṚNUS : Son mari.
FAḌMA TAZEMRAQT / Leur fille. Mère de Sliman et de Mennic.

UNE ECRITURE ECLATEE

L’oeuvre est non seulement parcourue par un entrelas de lignes narratives mais elle est parsemée de passages qui relèvent davantage de l’essai que du roman proprement dit. Commençons par cet aspect.
Réflexion
Le roman débute par un exposé sur la place particulière qu’occupe l’argent dans le coeur des Kabyles qui le préfèrent à tout autre métal, y compris l’or qui, pourtant, est considéré par les alchimistes comme le métal noble par excellence.
Après cet exposé à caractère anthropologique, la réflexion va porter sur la télévision, l’école, Cacnaq, le téléphone portable, avec pour toile de fond le rapport entre la tradition et la modernité.
Toujours dans le premier chapitre du roman, l’auteur ose une comparaison entre la pensée du grand intellectuel français, Régis DEBRAY, et celle de Nna Ɣni qui repose entièrement sur la tradition orale.
Plus loin (p.71), l’ex-professeur de physique nous entraîne sur les sentiers de la physique nucléaire à travers la boule de Planck, avant de nous exposer une formule qu’il élabore lui-même à propos de l’univers.
Ce qui est frappant dans ces passages à caractère spéculatif, c’est ce mélange entre l’intérêt pour la chose scientifique, l’auteur étant physicien de formation, et l’intérêt pour la chose culturelle entendue au sens large (sociologie, anthropologie, occultisme…). LACEB est un intellectuel bilingue (francophone et kabylophone) qu’on ne saurait cantonner à la fiction. Il intervient dans la presse culturelle et publie des écrits qui relèvent du plaidoyer (en faveur de Yennayer) ou de l’essai (voir sa dernière publication, L’Art et la Manière, Frantz Fanon, 2025)

Narration
Plusieurs lignes narratives structurent le roman :
La trajectoire de Lḥaǧ Muḥ
Dans les années 1930, il quitte précipitamment la Kabylie, passant par Alger et Marseille avant de s’installer en Allemagne. A l’issue de la Seconde guerre mondiale, il rentre en Kabylie qu’il ne tardera cependant pas à quitter pour la France où il vivra d’autres aventures.
A noter que son épouse, Nna Ɣni, ne fait pas l’objet d’un grand investissement au plan narratif, hormis sa rencontre avec le vieux Dadda Ḥuḥu qui lui transmet l’art de guérir. Elle est évoquée essentiellement à travers la description de sa maison, de ses préparations culinaires et, bien entendu, de ses qualités morales et de ses penchants ésotériques.

La trajectoire d’Amangellat
Cet ami de Lḥaǧ Muḥ va quitter l’Allemagne en compagnie d’un groupe de savants, en direction des Etats-Unis. Il s’y marie et aura, parmi sa descendance, un étudiant qui croisera le chemin de Ǧef, le fils de Sliman. Ce dernier a pour mission de rencontrer les savants, promoteurs du projet de la Grande Horloge, capable de fonctionner pendant 3000 ans.

La trajectoire de Peter Meiningen
Ayant hérité de la passion de son père pour la Kabylie et Taleṭṭaṭ, en particulier, il forme le voeu d’être enterré dans le Djudjura.

La trajectoire du Narrateur
Dans sa jeunesse, il s’amourache de la jeune Mekyusa sous le regard désapprobateur de Nna Ɣni qui lui reproche sa trop grande naïveté. Mais sa véritable quête est ailleurs, c’est une quête de savoir à propos de Taleṭṭaṭ, d’une part, et du contenu du mystérieux coffret légué par Dadda  Ḥuḥu, d’autre part.
Pour ajouter encore à la complexité architecturale de l’oeuvre, l’auteur nous gratifie de la présentation sur plusieurs pages de deux nouvelles du maître de la science-fiction, Isaac ASIMOV.

LA SCIENCE DANS LE ROMAN
Nous avons déjà évoqué plus haut la télévision parmi les sujets de réflexion que traite l’auteur, sujet abordé ici aussi bien sous l’angle sociologique que proprement scientifique. Vers la fin du roman, il nous apprend que la substitution par Mekyusa-Tadɣaɣatt de bracelets en alluminium aux bracelets en argent de Nna Ɣni ont entraîné chez cette dernière la survenue d’Alzheimer. D’autres passages ont trait à l’astrophysique. Nous pouvons également mentionner la passion de l’auteur pour la science-fiction, celle d’Isaac ASIMOV, en particulier, dont il nous présente deux nouvelles.
Cependant, ce qui constitue le principal centre d’intérêt du Narrateur du point de vue scientifique, c’est la fameuse horloge capable de mesurer le temps pendant 3000 ans et pour laquelle les savants recherchent une montagne qui puisse l’abriter. Quel rapport avec Taleṭṭaṭ ?

TOUS LES CHEMINS MENENT A TALEṬṬAṬ
Sur le plan de la spatialité, nous pouvons distinguer deux grands espaces : la Kabylie et le reste du monde.
Si la plupart des personnages sont viscéralement attachés à leur montagne natale, certains d’entre eux ont été amenés à la quitter pour telle ou telle raison. Lḥaǧ Muḥ l’a fuie dans sa jeunesse pour échapper au mariage avec la soeur de Lḥaǧ Ḥammu. Son ami Amangellat a également fui à la même époque car le jeune berger qu’il était avait perdu une vache, entraînant sa condamnation par le village. Les deux jeunes gens vont se connaître en Allemagne mais Amangellat va devoir fuir de nouveau, cette fois vers l’Amérique, en compagnie d’un groupe de savants d’origine juive menacés par le pouvoir nazi.
Plus près de nous, un autre personnage va connaître l’exil : Ǧeɛfeṛ, dit Ǧef, fils du berger Sliman qui l’a poussé à aller le plus loin possible dans les études jusqu’à arriver en Amérique. Et c’est là qu’il va rencontrer un jeune étudiant amérindien qui n’est autre que… le petit-fils d’Amangellat. En réalité, Ǧef a été missionné par son père pour rencontrer les porteurs du projet d’horloge évoqué plus haut. Taleṭṭaṭ sera-t-elle cette montagne tant recherchée par ces savants ambitieux ? C’est ce que vous pourrez peut-être apprendre en lisant le curieux roman que nous avons entre les mains.

 Yidir AMER

 

 

 

 

 

 

Djamel LACEB, Nna Ɣni, roman

IMTIDAD, 2019

152 pages, 500 DA