Dans ce portrait de Térence, l’auteur Nnaser Uqemmum nous invite à une réflexion fascinante sur l’universalité de la littérature. En juxtaposant un extrait de L’Hécyre de Térence – où deux beaux-pères se disputent autour d’un mariage, d’une dot et de menaces de divorce – avec « la lecture des lettres du père et du beau-père » de Slimane Azem – chanson kabyle où un beau-père réclame à son gendre émigré l’argent pour entretenir sa fille, menaçant également de rompre le mariage – l’auteur révèle une vérité troublante : les mêmes conflits familiaux, les mêmes tensions autour de l’argent et du mariage résonnent à travers deux millénaires et deux cultures distinctes.
Cette comparaison entre le dramaturge carthaginois du IIe siècle av. J.-C. et l’artiste kabyle du XXe siècle illustre magnifiquement comment « la littérature se crée, se combine, s’adapte, se traduit, se chevauche, se tortille, s’enchevêtre… pour nous offrir sous différentes plumes et époques, quelques fois même sous diverses géographies, une version déjà lue ou griffonnée ailleurs. » Par ce parallèle saisissant, Uqemmum nous démontre que l’intellect humain, avec ses préoccupations, ses conflits et ses émotions, demeure fondamentalement le même partout et en tout temps. Le portrait de Térence qui suit devient ainsi plus qu’une simple biographie : il est un témoignage de cette continuité culturelle méditerranéenne et de l’éternelle universalité de la condition humaine.
Lachés : Je t’avais bien dit, Phidippe, que ceci le fâcherait? Voilà pourquoi je te priais de renvoyer ta fille.
Phidippe : Par Pollux, je ne le croyais pas si dur. S’imagine-t-il que je vais le supplier? Qu’il reprenne sa femme, s’il veut : sinon qu’il rende la dot, et qu’il aille se promener.
Lachés : Voilà l’autre. La colère vous emporte aussi.
Phidippe : Pamphile, tu nous es revenu bien arrogant.
Lachés : Sa colère passera, quoiqu’il ait raison d’être fâché.
Phidippe : Pour un petit héritage, vous voilà bien fiers.
Lachés : Quoi! tu me querelles aussi?
Phidippe : Qu’il fasse ses réflexions, et me déclare aujourd’hui s’il la veut, ou non; afin qu’on la donne à un autre, si elle n’est pas à lui.
Ceci m’a rappelé « la lecture des lettres du père et du beau-père » de Slimane Azem, émigré, par Hamid :
Beau-père : … Maintenant si c’est toi qui es marié avec ma fille, tu dois envoyer les mandats chez moi pour nourrir, habiller ta femme jusqu’à ton retour.
Ma yella d kečč i yuɣen yelli, ilaq ad d-tettceggiɛeḍ lmandat ɣur-i bac ad att-sselseɣ wa ad att-ɛeggceɣ alamma d asmi ara d-tuɣaleḍ.
Sliman : Aa ! muqel san… Ini-as heggi-d tacekkaṛt uɣur ad aten-terreḍ.
Beau-père : Pour l’argent que tu m’envoies, tu n’as rien à craindre, c’est comme s’il est dans ta poche.
Iṣurdiyen ara yi-d-tceggɛeḍ, ur ttagad ara. Am wakk-nni llan di lǧib-ik.
Sliman : Ih… ahakan, ẓriɣ, am wakk-nni ara ilin di lbanka.
Beau-pere : Mais si tu écoutes ton père, c’est fini entre nous. Rends-moi la réponse pour t’envoyer l’argent de taɛmamt. Et tu donnes la liberté à ma fille.
Sliman : Amek akk-a, ɛiwed-as-d san.
Beau-pere : Ma tettḥessiseḍ i baba-k, nekk yid-k atan dayen. Err-iyi-d lǧawab bac akken ad ak-n-ceggɛeɣ idrimen n teɛmamt… Et tu donnes la liberté à ma fille. Meḥsub ad as-d-tebruḍ i yelli.
Sliman : Aa!… ini-as atan ihi awal-agi ɣas ur d-ttɛawad ara… Atan ulac ~berté, ulac ~galité.
Comme si la littérature se crée, se combine, s’adapte, se traduit, se chevauche, se tortille, s’enchevêtre,… pour nous offrir sous différentes plumes et époques, quelques fois même sous diverses géographies, une version déjà lue ou griffonnée ailleurs. Dire que l’intellect humain est partout le même…
Térence Publius Afer est un dramaturge communément connu sous le nom françisé Térence, né à Carthage au IIe siècle av. J-C. Enfant, il devient esclave romain, puis il est vite affranchi par son maître, Terentius Lucanus, qui lui donne une éducation d’homme libre.
Sur la page web de Nations Unies pour Roma Victrix (UNRV), l’on peut lire que « Lorsque nous pensons aux racines du drame et de la comédie occidentaux, le nom Térence occupe une place particulière. …, Térence a introduit un style raffiné et introspectif sur la scène comique ; un style qui a non seulement diverti le public à son époque, mais a également jeté les bases des traditions dramatiques ultérieures ».
Publius Terentius Afer venait d’un milieu loin d’être privilégié et l’adjectif « Afer » rappelait ses racines africaines. Pourtant, jeune esclave à Rome, son histoire témoigne du pouvoir transformateur de l’éducation et du talent. Après son affranchissement, Térence s’est lancé dans une carrière littéraire latine. Il n’avait pas seulement le privilège de citoyen romain, mais il était un intellectuel. Ayant baigné dans la culture et la littérature grecques, il avait surtout été influencé par les œuvres de Ménandre. Le « Cercle scipionique » avait aussi forgé la prédisposition de Térence à la haute culture, à la philosophie et à l’appréciation des subtilités du comportement humain.
Térence avait sa propre touche, raffinée et mesurée, dans la comédie latine. Adapte de l’école prestigieuse d’alors, il avait opéré par combinaison d’éléments de personnages convenant aux goûts des Romains. Ce qui constituait un choix stylistique visant à explorer des thèmes plus profonds comme l’amour, l’honneur et les subtilités des relations humaines.
Térence avait également sa touche dans la narration dramaturgique de son temps, ses dialogues étaient soignés, élégants et naturels avec un fin assaisonnement de divertir et aussi d’instruire.
« C’est un auteur, disait Boileau, dont toutes les expressions vont au cœur; il ne cherche point à faire rire,… Il ne s’étudie qu’à dire des choses vraisemblables, et tous ses termes sont dans la nature, qu’il peint toujours admirablement. … Il voulait rire à quelque prix que ce fût; et voilà ce qui rendait Térence plus merveilleux, d’avoir accommodé le peuple à lui, sans s’accommoder au peuple. »
Ses œuvres
L’Andrienne (du grec ancien Ἀνδρία / Andría signifiant « La jeune fille d’Andros ») a été représentée en -166. Un contexte classique d’une promesse en mariage non tenue. La jeune fille, originaire de l’ile d’Andros et amante d’un jeune garçon, est tombée enceinte, mais le vieux père avait projeté de marier son fils et la fille de son ami. Des péripéties combinatoires ont alors été fomentées.
L’Hécyre (du grec ancien Ἑκυρά / Hekurá signifiant « La Belle-mère »), inspirée d’un modèle rappelant « L’Arbitrage » de Ménandre). Cette pièce, jouée en -165, met en scène un jeune Athénien, Pamphile, amant de la courtisane Bacchis. Mais son père l’a contraint d’épouser Philomène. Le mariage étant forcé, les deux époux, Pamphile et Philomène, ont fini par admettre leur union au bout de cinq mois, d’où la rupture avec Bacchis. Pendant le voyage de l’époux, l’épouse a quitté le foyer conjugal. Les deux belles-mères s’en mêlent pour justifier et taire des choses…
L’Heautontimoroumenos (du grec ancien Ἑαυτοντιμωρούμενος / Heautontimôroúmenos, signifiant « Le Bourreau de soi-même ») a été représentée en -163. Cette pièce met en scène un conflit qui oppose un père à son fils : le père a contraint son fils à s’expatrier. Mais ce fils lui manque et, pour se punir de sa méchanceté, le père s’impose une vie rude.
L’Eunuque (du grec ancien Εὐνοῦχος / Eunoûkhos signifiant « Le Gardien du lit ») fut donnée en -161. Elle met en scène un jeune homme et un soldat fanfaron qui aiment une même courtisane Thaïs. Pour prouver leur amour, l’un achète un eunuque vieux et laid et une jeune Éthiopienne ; l’autre lui offre une jeune esclave de 16 ans.
Une série d’incidents dramatiques s’y sont développés en impliquant des identités erronées, des déguisements complexes et une exploration des frontières floues entre classes sociales.
Le Phormion, le Phormion fut joué en -161. Il met en scène un citoyen d’Athènes qui part en voyage et laisse chez lui son turbulent fils. Par ailleurs, le frère de l’Athénien a deux épouses : l’une à Athènes et l’autre à Lemnos. Celle-ci lui a donné une fille, chanteuse. L’épouse de Lemnos meurt. Le fils de l’Athénien s’éprend d’elle et décide de l’épouser. Le père paie alors Phormion pour qu’il défasse le mariage et prenne la chanteuse pour épouse. Mais, tardivement, les deux frères vont découvrir par la nourrice que la jeune femme est en réalité la nièce de l’Athénien.
Les Adelphes (du grec ancien Ἀδελφοί / Adelphoí signifiant « Les Frères ») fut représentée en -160. Cette comédie met en scène deux fils d’un paysan. Ce dernier donne à son frère, en adoption, un de ses fils et garde l’autre avec lui. Cependant, l’oncle nourrit en cachette sa relation avec une joueuse de cithare, mais il dit que c’est son neveu qui en est amoureux…
Trois extraits à méditer
L’Heautontimoroumenos (Acte I, scène I)
Chrémès : Il n’y a pas longtemps que nous nous connaissons, car c’est seulement depuis que vous avez acheté un champ ici près, et nous n’avons guère eu d’autre liaison : cependant votre mérite, ou notre voisinage qui, à mon avis, est une des premières conditions de l’amitié, m’enhardit à vous dire franchement que vous me paraissez travailler trop pour votre âge et pour votre fortune. Car, au nom des dieux, quel est votre dessein? que cherchez-vous? Vous avez soixante ans et davantage, si je ne me trompe. Il n’y a point dans ce canton de terre meilleure ou plus fertile. Vous avez assez d’esclaves, et vous faites sans relâche leur ouvrage, comme si vous n’en aviez pas un. J’ai beau sortir matin, rentrer tard, je vous vois toujours dans votre champ bâcher, labourer, porter quelque fardeau. Vous ne prenez pas un instant de repos, vous ne vous ménagez point. Ce n’est pas par plaisir assurément. Mais, direz-vous, je ne suis pas content de l’ouvrage que font mes esclaves. Si vous preniez, pour les faire travailler, la peine que vous prenez pour travailler vous-même, vous avanceriez davantage.
Menedême : Chrémès, avez-vous assez de loisir pour vous mêler des affaires qui vous sont étrangères, et qui ne vous regardent nullement?
Chrémès : Je suis homme : rien de ce qui intéresse un homme ne m’est étranger. Prenez ceci, ou pour un conseil, ou pour des instructions que je vous demande. Ce que vous faites est-il bien, je vous imiterai ; est-il mal, je vous en détournerai.
Menedême : C’est mon usage ; conduisez-vous comme il vous convient.
Chrémès : Quel homme a pour usage de se tourmenter?
Menedême : Moi.
Chrémès : Si vous avez quelque chagrin, j’en suis fâché. Mais quel malheur vous est-il arrivé? Quel crime avez-vous donc commis, pour vous traiter ainsi ?
Menedême : Hélas ! hélas !
Chrémès : Ne pleurez pas. Dites-moi ce que ce peut être. Ne me le cachez point ; ne craignez rien. Ayez confiance en moi. Je vous consolerai, je vous aiderai ou de mes conseils, ou de mon bien.
Menedême : Vous voulez donc le savoir?
Chrémès : Par la seule raison que je viens de vous dire.
Menedême : Vous le saurez.
L’Andrienne (Acte I, scène I)
Simon : Tu vas tout savoir depuis le commencement. Tu connaîtras la conduite de mon fils, mon dessein, et ce que je désire de toi dans cette occasion. Lorsque Pamphile fut sorti de l’enfance, je lui permis de vivre avec plus de liberté, Sosie. Avant ce temps-là, quel moyen de le connaître, de découvrir son caractère, tandis que l’âge, la crainte, les maîtres le retenaient?
Sosie : Cela est vrai.
Simon : La plupart des jeunes gens se passionnent ou pour les chiens de chasse, ou pour les chevaux, ou pour les philosophes. Mon fils ne se passionnait pour rien; et il aimait tout cela avec modération : j’en étais charmé.
Sosie : Et vous n’aviez pas tort; car, à mon avis, la plus utile maxime de la vie, c’est : rien de trop.
Simon : Voici quelle était sa vie : il souffrait, il supportait sans peine tout le monde ; il se donnait tout entier à ses compagnons, se prêtait à leurs goûts, ne contrariait personne, ne se préférait a personne. Excellent moyen d’échapper à l’envie, de s’attirer des éloges, et de se faire des amis.
Sosie : C’est un plan de vie fort sage. Car dans ce temps-ci la complaisance fait des amis, et la vérité des ennemis.
Les Adelphes (Acte IV, scène VI)
Micion : Mais j’ai déjà donné ma parole : l’affaire est arrangée; on va faire la noce. J’ai tout apaisé : voilà ce que la raison exigeait.
Deméas : Ainsi, tu approuves son action?
Micion : Non. Je voudrais pouvoir la changer; mais, ne le pouvant pas, je m’en console. Il en est de la vie comme d’une partie de dés : si on n’amène pas le nombre favorable, c’est à l’habileté du joueur à corriger le sort.
Deméas : Le beau correcteur! Avec toute ton habileté, voilà vingt mines perdues pour une chanteuse dont il faut se défaire au plus vite, et qu’il faut donner, si on ne peut pas la vendre.
Micion : Elle n’est ni à donner, ni à vendre.
Deméas : Qu’en feras-tu donc?
Micion : Je la garderai.