L’association culturelle M’barek At Menguellet a accueilli, ce vendredi 24 octobre 2025 à 14 heures, le premier invité d’une série que nous espérons longue et féconde : l’écrivain et journaliste amazighophone Tahar Ould Amar, accompagné de son épouse, Nadia Berdous, docteure en linguistique et professeure d’université.
Cette première rencontre, organisée au siège de l’association culturelle M’barek Aït Menguellet au village Ighil Buwamas, portait la charge symbolique d’un recommencement. C’était le numéro 01 d’une liste d’auteurs et d’autrices que notre hôte, le chahid M’barek Aït Menguellet, martyr de la culture amazighe, aura inspirés à travers le temps.
Le lieu lui-même semblait fait pour la parole : un calme profond, un air net, une lumière d’octobre qu’un cinéaste aurait pu envier. Il régnait une harmonie simple, presque familière, où la littérature pouvait respirer librement.
Deux voix pour un hommage
À deux sur scène, dès les premières minutes, Tahar Ould Amar a su prendre la salle avec une modestie tranquille, celle des auteurs qui savent d’où ils viennent et pourquoi ils écrivent. À ses côtés, Nadia Berdous éclairait chaque échange d’une clarté rare, portant la discussion sur le terrain de la langue, de la grammaire, de la pensée.
Dans le public, la richesse humaine forçait l’admiration : le grand Lounis Aït Menguellet, venu comme simple auditeur mais lecteur passionné, Dr Aït Ali Belkacem (Usalas) président de l’association culturelle des amis du salon du livre amazigh de Ouacifs, le professeur Boukhalfa Laouari, spécialiste de Kateb Yacine, Ouahab Aït Menguellet senateur, Samir Ouidir, président de l’association d’accueil, le réalisateur Yazid Arab, Djafer Aït Menguellet, et bien d’autres visages familiers. L’atmosphère était celle d’une rencontre d’élus de la culture, de passeurs de mémoire.
J’avais la conviction que Dda M’barek, At Menguellat où qu’il soit, devait sourire. Pendant deux « micro-siècles », le village capitale de la poésie kabyle a entendu parler encore et encore d’art, de langue et de littérature en kabyle.
Tahar Ould Amar ou la cohérence d’un parcours
Tahar Ould Amar n’est pas seulement un nom inscrit sur les couvertures de livres. Il est aussi un témoin de plusieurs temps : l’enseignant de français devenu, après 1994, pionnier de l’enseignement du tamazight, le journaliste de terrain de La Dépêche de Kabylie, et, plus encore, l’écrivain qui a donné au roman amazigh ses premières lettres urbaines.
Il s’exprimait avec cette assurance calme des gens qui ont longuement médité leurs mots. Ce qui frappe en l’écoutant, c’est l’unité entre sa vie et son œuvre : le même attachement à la lucidité, au travail bien fait, au refus des dogmes.
Son œuvre, au fil des ans, s’est dessinée comme un triptyque en cours, une trilogie de la mémoire et du devenir amazigh.
Bururu : écrire au bord du gouffre
Lorsqu’il a évoqué Bururu, son premier roman, sa voix s’est faite plus émotive. Ce livre publié en 2006 aux éditions Azur reste une pierre angulaire pour toute une génération.
Il passa cependant sous silence le sous-titre énigmatique : “Ur tengir, ur teqqim”. À la surface, cela signifie «Ni anéantie ni encore vivante», presque intraduisible, une image glaçante d’un monde où la vie est suspendue, où exister devient impossible. Mais le second sens, plus inattendu et plus profond, confine à l’humour tragique : « coït interrompu ». Cette lecture métaphorique, déjà discutée avec l’auteur discret, révèle tout le génie de son écriture : derrière chaque expression, se cache une réalité double, la vie empêchée, la génération interrompue, la création volée avant l’enfantement.
En parlant de Bururu, Tahar revenait sur la décennie noire. Son héros, Muḥ (Moh), vit dans une cité populaire où le chaos moral reflète celui du pays. Le roman plonge dans la violence sociale, les rêves brisés, la jeunesse dévoyée. Et pourtant, l’auteur y laisse respirer l’amour, la double rédemption de deux femmes, Dalila et Nadia, qui rappellent qu’il n’y a pas de nuit sans aube.
Son écriture, directe, ancrée dans le kabyle quotidien — ni académique, ni populaire —, fait de Bururu un texte pionnier : un roman amazigh de la ville, de la rue, du réel. Et derrière ce réalisme, il y a un cri, une tendresse immense pour ceux qui continuent à parler, à aimer et à rêver malgré tout.
Murḍus : la maturité d’un exil lucide
Presque vingt ans séparent Bururu de Murḍus. Sur scène, Tahar le reconnut : « Avec Murḍus, j’ai écrit différemment ; j’ai laissé plus de place au doute, à la philosophie du désenchantement. »
Le personnage de Muḥ/Momo, désormais exilé à Paris, traverse les ruines d’une autre guerre, celle de la mémoire et du déracinement. Murḍus, c’est le roman de la seconde vie, mais aussi du retour intérieur.
Ce roman, plus ample, plus ample encore que Bururu, a valu à son auteur le Prix Mohamed Dib 2025, confirmant sa place parmi les grands de la littérature amazighe contemporaine.
Inig nnig lkanun : rire pour penser
Entre ces deux grands romans, Tahar Ould Amar avait publié Inig nnig lkanun ( littéralement, “le voyage au-dessus de l’âtre” peut-être aussi (le voyage au-dessus de la loi ou le voyage interdit ). Ce recueil de chroniques, préfacé par Nadia Berdous et Nadjib Stambouli, fut présenté durant la rencontre comme un tournant : pour la première fois, la chronique satirique faisait son entrée en tamazight. Nadia expliqua comment cet ouvrage prouvait la capacité de la langue kabyle à exprimer non plus seulement la poésie ou la revendication, mais aussi l’humour, la critique sociale, l’ironie citoyenne.
Les voyages temporels, offerts par la fameuse “tawwurt n yitran” (la porte des étoiles ) permettent au narrateur de converser avec Abane Ramdane, Ben Bella ou Si Mḥand U Mḥand. Cette dimension fantastique ne relève pas du simple artifice : c’est, pour Ould Amar, un moyen de tisser un dialogue entre l’Algérie historique et celle d’aujourd’hui.
« Les vivants et les morts se parlent ; il n’y a pas de frontière quand la langue survit », a-t-il dit.
Tahar, amusé, ajouta : « L’humour est une forme de sincérité déguisée. »
Plusieurs fois la salle entière rit.
La présence éclairante de Nadia Berdous
Tout au long du café littéraire, la docteure Nadia Berdous apporta avec brio des précisions linguistiques essentielles. Elle rappela que la richesse du tamazight vient de sa diversité interne, et que l’écrivain en kabyle affronte chaque jour des dilemmes : comment écrire sans perdre ses racines ? comment enrichir sans altérer ?
Son approche scientifique, fondée sur sa thèse sur l’individuation linguistique du kabyle, ouvrit des perspectives concrètes sur l’enseignement et la standardisation. Mais au-delà de la pédagogue, le public découvrit une femme d’une grande sensibilité, complice intellectuelle et affective de l’auteur.
Le couple formait ce jour-là un véritable dialogue vivant entre la littérature et la linguistique.
Le public : écoute, profondeur et respect
Le débat, entamé par les questions de Sedfik Iazouguene, directeur de collège et ancien enseignant de tamazight, fut d’une richesse étonnante. Les questions affluaient : sur le choix des mots, la syntaxe kabyle, les néologismes, les métaphores parfois cryptées, la mémoire des années noires, la place de la jeunesse dans l’exil…
Tahar répondit avec patience, humour et précision. Parfois, un silence lourd suivait ses phrases, comme si les mots trouvaient leur écho dans les cicatrices de chacun. Le kabyle n’est pas une relique, c’est une énergie. Si la langue meurt, ce n’est pas faute de mots, mais faute d’amour des mots.
Un premier rendez-vous prometteur
J’ai ressenti la fierté calme de celui qui participe à un élan collectif. Ce café littéraire n’était pas un simple événement : c’était une renaissance du verbe. Le chahid M’barek Aït Menguellet, esprit du lieu, semblait veiller sur ce rendez-vous.
La « porte des étoiles », si centrale dans ‘Inig nnig lkanun’, s’était peut-être ouverte pour nous aussi : elle nous a permis, symboliquement, de ressusciter nos poètes, nos martyrs, nos éducateurs — et de leur dire : votre combat continue par la langue, par le livre, par la parole.
Je me suis dit que commencer cette série par Tahar Ould Amar, c’était commencer haut, mais juste. Un écrivain qui, derrière son humour et sa modestie, cache une exigence rare : celle de dire le vrai avec les mots du peuple, d’éclairer sans juger, d’aimer sans flatter.
Et cette idée, que Bururu pouvait vouloir dire à la fois fin du monde et acte d’amour interrompu, me paraît aujourd’hui plus que jamais juste : car la littérature de Tahar Ould Amar, elle aussi, tente de réparer ce qui a été interrompu — l’amour, la parole, la vie.
Laceb Djamel