Vingt ans déjà ! Ce texte a été publié pour la première fois, jour pour jour, dans La Dépêche de Kabylie (N° 1034, octobre 2005). Quelques corrections mineures par-ci par-là, mais le cœur y est toujours : il n’a rien perdu de sa substance initiale. Deux décennies plus tard, Tifaggur d sin yemnayen de Nadia Djaber reste ce qu’il était : un magnifique conte qui traverse le temps sans vieillir et mérite d’être (re)découvert.

Tifaggur d sin yemnayen est un conte de Nadia Djaber, paru en 1998 à compte d’auteur. Ce conte raconte l’histoire de deux cavaliers : l’esclave Aderyan, l’âme damnée du prince Takfarinas, partant à la recherche de Tifaggur, la plus belle de toutes les créatures, fille du diable. Le récit de Djaber est aussi l’histoire d’une royauté sans postérité.

Un jour, la reine, tellement prise par la hantise de l’infécondité, implora fervemment Dieu : « Ay agellid Amuqran a win yessudumen aman, ma fukken-ak yeqcicen, ttxil-k ḥiwec-iyi-d yiwen » (Ô Dieu l’Omniprésent, s’il ne Vous reste plus d’enfant, faites-moi grâce et accordez-m’en un). Et Dieu l’exauça en lui accordant un beau garçon, Takfarinas. Ce dernier fut élevé dans l’enceinte du château, sans jamais sortir dehors. Ses parents, par l’intermédiaire des grands maîtres, lui ont prodigué l’une des meilleures instructions dans toutes les disciplines pouvant exister à son époque. Dès son jeune âge, par son extrême ingéniosité, il a convaincu ses parents de le laisser respirer l’air de la liberté et de la nature sur sa cavale blanche.
En effet, concernant Takfarinas, personne ne sait d’où il vient—un intrus tombé du ciel. De par sa vigueur de pensée et sa robustesse physique, aucun homme n’est capable de l’égaler. Bien qu’il soit d’une humilité exemplaire, il n’en possède pas moins des ennemis jurés.
Un jour, il passa près de la fontaine pour abreuver sa jument. Il trouva une veuve remplissant sa cruche à l’aide d’un tamis. Takfarinas, apercevant un moment d’inactivité, l’implora de lui laisser faire boire sa bête un instant. Sourde, elle ne l’entendit pas. Le prince, impatient d’attendre davantage, la repoussa d’un revers de la main. La veuve tomba et sa cruche se cassa. Elle fut furieuse et fulmina contre lui de tous les reproches, surtout en lui déclarant : « Si c’était Tifaggur, la plus belle que la lune, que tu avais trouvée ici, tu ne te serais pas mis dans une telle rage ! » Cette parole rendit Takfarinas médusé et épouvanté.

Le périple de Takfarinas à la recherche de l’inconnue Tifaggur commence comme un conte… Nadia Djaber a transcrit son conte à l’écrit, pas comme on le fait oralement, tout en évitant l’incipit : « Amacahu » (il était une fois), mot fétiche ou magique, prélude à tout conte kabyle. Par l’usage d’un style fluide et parfois hésitant, l’auteur a certainement voulu marquer à sa manière le passage de l’oral à l’écrit du conte. Un exercice en pleine ébullition.
Tifaggur d sin yemnayen a également subi l’influence de la langue dite « traitée », surtout par l’emploi excessif de néologismes, dont plusieurs ne sont pas expliqués, et d’autres tournures propres à la nouvelle ou au roman. Néanmoins, le conte n’a pas perdu de son « origine orale » et de son substrat. Un secret.
C. Lacoste Dujardin, ethnographe spécialiste du conte kabyle, soulignait d’ailleurs que « le conte en Kabylie est essentiellement affaire de femme ». Djaber, qui en est une, a représenté son récit (étant une suite d’événements merveilleux) par un langage attractif. Elle n’a pas failli à sa tâche de conteuse par la plume, d’une façon qui nous permet de lire son petit livre d’une traite, à l’instar de nos aïeules conteuses, qui ne débutaient jamais la narration d’un conte sans la terminer. Crainte de fâcheux auspices.

Un magnifique ouvrage à lire et à relire, mais il vaudrait mieux le rééditer avec un addendum d’explications des néologismes et d’autres termes recherchés ou ayant une connotation particulière à la région de l’auteur. Djaber doit encore écrire, sa plume ne doit pas tarir.

Dépêche de Kabylie, N° 1034 – Octobre 2005, page 17

Tifaggur d sin yemnayen
Nadia Djaber
Conte
96 pages
Compte d’auteur | 1998
Prix public : 110 DA