Il est parfois des hommes illustre dont l’oubli revêt le nom. En dépit de l’importante œuvre qu’il a laissé à la postérité, Il en fut ainsi de Slimane Rahmani, l’ethnologue d’Aokas, frappé d’anonymat au point d’être longtemps ignoré y compris dans sa propre région.

L’homme est né le 15 février 1893 au lieu dit Tidelsine (Ansa) du village Tikherroubine à Aokas dans le contexte de la défaite face aux troupes coloniales françaises qui avaient massacré la population et détruit l’économie, plongeant les survivants dans un contexte de misère totale.
En dépit de ces conditions lamentables, enfant, il fit preuve opiniâtreté à poursuivre ses études qui le menèrent à fréquenter l’école normale de Bouzaréah. Durant ce parcours scolaire, il est confronté à la morgue de la civilisation occidentale dominante, mais loin de le dévaloriser cela le pousse à s’accrocher à son identité et sa culture.

De plus, il ne cessera à aucun moment de sa vie ses efforts d’une part pour parfaire sa formation et d’autre part pour faire aboutir ses recherches. Instituteur diplômé de langue berbère en 1926, chargé de cours de berbère à l’école normale de Bouzaréah, diplômé d’études supérieures de langue et littérature arabes en 1940, il fut sacré docteur ès lettres françaises le 4 juillet 1954 à l’âge de 60 ans !  « Il a commencé son métier d’instituteur dans son école d’enfance et officia dans les lycées d’Alger. Il a enseigné l’arabe dialectal et littéraire, le berbère et le français à des générations d’élèves dont Jacques Berque… », témoigne son petit-fils Jamil Rahmani.

Il était de la veine des Mouloud Mammeri, Si Amar Oussaïd Boulifa, Belkacem Bensdira, Mohand Saïd Lechani, Fadhma At Mansour, Belaïd At Ali, Margueritte Taos Amrouche, et tant d’autres qui ont œuvré à la sauvegarde et la transmission du patrimoine culturel immatériel amazigh. Slimane Rahmani a dédié sa vie à la sauvegarde et l’analyse du patrimoine culturel de sa région, Aokas, qui a développé une culture typique et une langue (tasahlit) qui a sa propre singularité. Cet effort s’est concrétisé par une œuvre magistrale traitant du droit coutumier : « notes ethnographiques et sociologiques sur les Beni-Mhemed du Cap-Aokas et Beni Amrous ».

Il soumettait sa recherche à une stricte méthodologie scientifique, que lui facilitait sa proximité culturelle avec son objet de recherche. Cela lui valu la reconnaissance des universitaires alors qu’il n’en était pas un. Il était conscient de de faire acte de thuriféraire de son patrimoine identitaire si dénigré par les esprits coloniaux. Son œuvre est un acte de résistance contre l’aliénation coloniale et de préservation de la mémoire millénaire de son peuple qu’il léguait en héritage aux générations futures. Slimane Rahmani a en effet laissé une œuvre féconde sur le patrimoine culturel immatériel de la Kabylie des Babors.

Ses travaux l’ont fait apprécié des universitaires, lui qui avait refusé l’offre d’acquérir la nationalité française, et fut membre de la Société archéologique, historique et géographique de Constantine de 1929 à 1935. Il a été membre actif au sein de la Société Historique Algérienne depuis 1934. En 1942, il reçoit le Prix littéraire d’Algérie pour son œuvre traitant de l’ethnologie et de la sociologie de la région d’Aokas.
En 1949, il publie Le tir à la cible et le nif en Kabylie; deux ans après, il participe au Congrès international des sciences anthropologiques et éthologiques organisé par la Fédération des Sociétés de l’Afrique du Nord à Vienne en Autriche. En 1954, il obtient son doctorat ès lettres, agrégé par l’Université d’Aix (Marseille) pour sa thèse ainsi intitulée » Sujet principal : monographie de la commune de l’oued Marsa, étude de sociologie nord-africaine. Sujet secondaire : l’agriculture kabyle, la Jamεa : son organisation et ses attributions avant et après la conquête française ».

Slimane Rahmani est décédé le 14 novembre 1964. Pratiquement inconnu des siens, il fut rappelé à la mémoire des siens par un article paru dans Algérie Actualité dans la rubrique culturelle animée par Tahar Djaout. Une association portant son nom a été créée et le 14 novembre 1991 un hommage public lui fut rendu par toute la population.

La vie et l’œuvre de cet intellectuel ont été bienheureusement retracé dans un opus paru aux éditions Afriwen sous le titre Slimane Rahmani, Aokas culture locale et universalité, qui se décline en trois parties : La vie de Rahmani Slimane, l’œuvre de Rahmani Slimane, les Rahmani une famille d’anthropologues, témoignages.

L’ouvrage, commis par Nacer Medjoub et Abderrahmane Amara a fait le pari de redonner vie à l’illustre personnage de leur localité qu’est Slimane Rahmani, ethnologue et écrivain trilingue, l’un des rares intellectuels algériens qui ait réussi à percer la gangue coloniale qui maintenait tout un peuple dans l’ignorance et l’obscurantisme et, surtout, détourné une discipline, l’ethnographie, jusque là exclusivement au service de la domination coloniale, pour sublimer son identité à travers ses recherches sur sa langue et son patrimoine culturel.

Ouali M.

 

Slimane Rahmani
Aokas culture locale et universalité
Abderrahmane Amara – Nacer Medjoub
Éditions Afriwen,
Tazmalt, Béjaia
2015.