Affecté par cette séparation forcée (à cause des parents de sa dulcinée), il lance des appels au secours de la mémoire pour combler l’absence physique qu’il assume d’ailleurs : il le confirme par : ar wanda i kem fkan- là où tu vis maintenant- Anda adverbe de lieu qui exprime l’idée de distance, de séparation, d’éloignement mais sans précision exacte de lieu qui demeure inconnu sauf peut-être de lui.

Introduction

Abdelkader Bouhi est surtout connu grâce à sa chanson phare : anda-la-ţ, anda-la-ţ ; parue en 1986. Trente-quatre ans, après, elle n’a pas pris une ride.

Dans cette chanson, j’ai analysé le texte pour relever certains aspects stylistiques et poétiques qui le caractérisent.

Dans un premier temps, je passerai en revue l’aspect formel du poème puis je montrerai comment l’auteur essaye de combler un manque affectif, amoureux du à l’absence de l’être cher mais aussi comment il tente de combler ce vide. Quels procédés stylistiques utilise-t-il ?

Ensuite, je relèverai les deux temps, les deux phases qui composent son texte : il commence par le manque, par un appel de détresse pour finir par un cri de résilience.

Enfin, je soulignerai une transgression non pas sur le plan poétique mais sociale dans la sixième strophe qui peut être assimilée à une révolte contre la société et ses traditions qui privent deux êtres amoureux de vivre pleinement et librement leur amour.

L’aspect formel

Ce poème, intitulé anda-la-, anda-la-ţ, est composé de 7 strophes de 4 vers chacun. Ce sont des vers du type quatrain de six syllabes chacun, organisés autour de la rime croisée ou alternée : A/B/A/B. Les strophes 3 et 4 différent légèrement puisque nous relevons une petite entorse (faite à dessein ? Nous le verrons plus loin) à la règle des rimes que le poète s’est pourtant fixée : de A/B/A/B, il passe à A/B/B/C (rimes embrassées dans la strophe 3), puis à A/B/A/C pour reprendre ensuite les rimes alternées jusqu’à la fin du texte :

  • Ini-d ma tecfiḍ————————-A
    Γef wussan i ɛeddan——————B
    Lferḥ d lemḥan————————B
    Nekni akken nzehhu——————C
  • Ini-d ma tezhiḍ————————A
    Ar w’anda i kem-fkan—————B
    Neɣ fell-i i terɣiḍ———————A
    Uɣaleɣ-am d asafu——————-C

Ces deux strophes qui annoncent une rupture dans la forme, introduisent aussi une rupture dans la cohérence du texte. Ainsi dans la première strophe, l’auteur exprime un profond chagrin d’amour qui a pour cause le manque de l’être cher. Ce manque est exprimé à travers l’interpellation insistante de l’expression : Anda-la-ţ ? Anda-la-ţ ? (elle est où ? elle est où ? avec une tonalité empreinte de surprise et de déception. Cette déception est renforcée par l’emploi d’une métaphore : Uɣaleɣ-am d asafu (strophe 4, vers 4), de la personnification de l’amour : Lḥubb-iw ad d-yas (strophe 7, vers 2) ainsi que l’emploi d’un vocabulaire de déception et de regrets : Σedmen-iyi (strophe 1, vers 4), lemḥan (strophe 2, vers 3), terɣiḍ ( strophe 3, vers 3), asafu, (strophe 3, vers 4), ɛedmen-as temẓi-s (strophe 5, vers 1).

Un seul être vous manque, votre vie vacille…

Mais comment combler l’absence d’un être cher ? Comment exprime-t-il ce manque, cette absence préjudiciable ?

Affecté par cette séparation forcée (à cause des parents de sa dulcinée), il lance des appels au secours de la mémoire pour combler l’absence physique qu’il assume d’ailleurs : il le confirme par : ar wanda i kem fkan– là où tu vis maintenant- Anda adverbe de lieu qui exprime l’idée de distance, de séparation, d’éloignement mais sans précision exacte de lieu qui demeure inconnu sauf peut-être de lui.

La rupture dans la forme dans les strophes 3 et 4 est évidente. Si dans la première strophe, il s’adresse directement à l’être aimé en utilisant kem- tu -expressif, direct, à partir du vers 4 de la strophe 3, il opère un changement dans la rime mais aussi une rupture par rapport au temps d’avant : Lferḥ d lemḥan (mariage de deux contraires comme la fête du chacal : tameɣra n wuccen telha, iṭij d lehwa !) / Nekni akken nzehhu. Dans la strophe 4, Ini-d ma tezhiḍ/ Ar w’anda i kem-fkan/ Neɣ fell-i i terɣiḍ/ Uɣaleɣ-am d asafu. Ce déplacement dans l’espace (de la maison paternelle au domicile du mari), s’accompagne d’un changement d’humeur : passage de la joie à la candeur de l’absence- Zzhu- asafu. Cette rupture est annoncée symboliquement par le changement de rime.

Le poète exprime ainsi son amour perdu par des bribes disséminées à travers des réminiscences, des souvenirs en guise de consolation. Ce procédé est aussi une façon de garder le contact virtuel, en s’adressant directement à elle : ini-d ma tecfiḍ (strophes 2 et 3-présence-absence) puis interroge sa situation actuelle, s’enquit de sa vie de couple et l’invite à comparer sa situation actuelle par rapport à celle qu’elle avait vécue avec celui qu’elle aimait avant.

Affecté par cette séparation forcée, il en nomme la cause et dénonce l’amour corrompu, l’amour échangé contre l’argent dont sont rendus coupables les parents de la jeune fille.

Les Strophes 2 et 3 amorcent et annoncent la rupture entre son passé d’amoureux et son futur d’orphelin d’amour.

« Victime » qu’il était, il ne se contente pas de la dénonciation, il transgresse, dans la strophe 5, une des traditions séculaires qui a pignon sur rue en Kabylie. Quand un enfant nait dans une famille, on a tendance à lui donner le nom de son aïeul pour perpétuer la lignée. Or, le poète demande à sa dulcinée de déroger à cette règle. Il veut à travers cette demande léguer son amour à travers son nom qu’elle voudrait bien donner à son éventuel enfant pour perpétuer cet amour fou qui l’aura consumé et l’aura achevé.

La demande est plus symbolique que réelle. Le poète-amoureux, ayant assumé cette séparation irréversible (puisque sa bien-aimée est mariée et son ex. amoureux s’attend même à ce qu’elle enfante (vers 3 et 4 strophe 6), confirme que sa demande est plus imaginaire, fantasmagorique que réelle.

 La résilience…

En dépit des obstacles rencontrés, des déceptions vécues et de l’impossibilité de renouer contact avec sa bien-aimée, le poète ne s’avoue pas vaincu. Dans un sursaut de dignité, il fait preuve de résilience pour ne pas sombrer. Il fait face avec courage et optimisme à son chagrin d’amour. Plutôt que de sombrer dans le déni, il assume pleinement son chagrin d’amour et surtout ne se montre à aucun moment rancunier, bien au contraire. Il affiche sa disponibilité et se dit prêt à répondre à tous les appels de sa bien-aimée qui, au lieu de blâmer, il sublime et préfère à toutes les autres filles (A lexyar n tullas). C’est cette grandeur de l’âme qui le caractérise sa vie durant :
Kul m’ara ad tt-laɛiḍ
Lḥubb-iw ad d-yas
Ass-nni ad yi-d-temmektiḍ
A lexyar n tullas.
Nous avons relevé quelques procédés qui ont permis au poète-amoureux de surmonter son chagrin d’amour sans toutefois sombrer dans le déni ni dans l’agressivité. Nous avons vu que dans la dernière strophe, il rebondit sur ses pattes. Il fait preuve d’une résilience à toute épreuve.

En dépit d’une « injustice sociale » avérée puisque beaucoup de jeunes filles sont soumises au diktat de leurs parents, eux-mêmes victimes des traditions liées à la prévalence du patriarcat dans les sociétés amazighes, le poète-amoureux reste digne et mesuré dans ses paroles et dans son engagement à travers cette chanson. C’est sa façon de contribuer au débat public sur les phénomènes de société. N’est-ce pas le propre des chanteurs engagés ?

 

 Djamal AREZKI, Paris, le 16 août 2020