Dans l’introduction du roman Asfel [1], Mouloud Mammeri tente une réponse : « Ce que Rachid Aliche rend ici en berbère moderne, il aurait bien sûr pu le dire dans une des grandes langues écrites (il en a certainement une au moins à sa disposition). Peut-être, pour se dire lui fallait-il plus qu’un instrument ductile, mais une musique tissée aux battements même de son sang dans ses veines … »
Le roman est un genre littéraire narratif qui se distingue du mythe par son attribution à un auteur, de l’épopée par son usage de la prose, du conte et de la nouvelle par sa longueur et la complexité des techniques narratives mises en œuvre par les romanciers.
Le roman ne s’est pas créé de manière subite, il a connu tout un processus de développement pour aboutir à sa forme actuelle. Le genre romanesque est défini essentiellement comme un genre écrit. Il n’existe pas dans les sociétés à tradition orale, on ne le retrouve que dans les sociétés à tradition écrite. Pourtant, et quand bien même le tamazight était enlisé dans l’oralité d’où il tente tant bien que mal de s’extirper, la langue, la variante kabyle notamment, possède ce genre littéraire.
A rappeler que cette langue plusieurs fois millénaire a, depuis l’Antiquité une graphie (le libyque – tifinagh). Cependant et pour des raisons historiques, ses signes, notamment le tifinagh, ne sont utilisés que pour des usages symboliques.
(Re)naissance de l’écriture romanesque…
Aujourd’hui, pour écrire, ou plutôt transcrire, le tamazight a adopté la graphie latine qu’il a aussi adoptée pour son enseignement à l’école. Qu’est-ce qui caractérise le roman kabyle ? Dans quelles conditions est-il apparu ? Son avènement est-il le résultat d’un processus littéraire déjà enclenché ou s’agit-il juste d’une autre forme d’expression de la revendication identitaire, linguistique qui date des années 1940 ? Pourquoi les auteurs qui ont écrit en tamazight n’ont pas choisi d’autres langues écrites comme le français et l’arabe ? Quel avantage offre tamazight, alors qu’elle n’a pas été rodée pour ce genre de production écrite (roman).
Dans l’introduction du roman Asfel [1], Mouloud Mammeri tente une réponse : « Ce que Rachid Aliche rend ici en berbère moderne, il aurait bien sûr pu le dire dans une des grandes langues écrites (il en a certainement une au moins à sa disposition). Peut-être, pour se dire lui fallait-il plus qu’un instrument ductile, mais une musique tissée aux battements même de son sang dans ses veines … »[2].
Ainsi, si l’auteur a choisi la langue amazighe pour écrire son roman, ce n’est pas parce qu’il ne peut pas le faire dans d’autres langues, mais parce sa langue maternelle est la seule à lui permettre un plus et pas des moindres : aller au tréfonds de son âme et de son être pour exprimer les sentiments les plus enfouis. “Je ne pleure qu’en kabyle”, disait judicieusement à ce propos Jean Amrouche.
Cependant, l’avènement du roman en tamazight, ne peut-être expliqué seulement par le besoin d’expression en tamazight. Ce n’est pas fortuit que les premiers romans amazighs sont apparus vers les années 80.
Cette date marque un tournant décisif dans le mouvement de la revendication identitaire. Le roman, comme nouveau genre littéraire qui tend à étendre son hégémonie sur les autres genres littéraires, devient un outil moderne et indispensable pour porter la revendication identitaire et permettre la revalorisation de la langue amazighe. Puisque le roman est défini essentiellement comme genre scripturaire appartenant aux langues à longue tradition écrite.
Cela dit, le roman amazigh (kabyle) est une nouvelle forme de revendication identitaire. Il vient surtout donner la preuve que la langue amazighe, dans toutes ses variantes, est capable de véhiculer et de traduire les questions les plus complexes qui semblent être l’apanage de l’écriture romanesque. Si nous examinons de près les premiers romans écrits en tamazight (kabyle), nous pourrons nous rendre compte que le premier souci des auteurs est d’inscrire tamazight dans le sillage des langues écrites.
Le roman kabyle à l’épreuve de l’identité
Pour preuve, les auteurs des premiers romans et bien d’autres qui sont venus après, sont des militants de la cause amazighe. Issus de divers horizons (médecins, journalistes, animateurs radio…), ils ont participé de près ou de loin au mouvement de la revendication identitaire amazighe. Certains d’entre eux ont même été fondateurs de tel ou tel mouvement. Aussi, la thématique des romans écrits en tamazight (kabyle) donne en filigrane, la preuve que ces romans viennent répondre au besoin d’affirmer que la langue amazighe s’écrit.
Le thème de la revendication identitaire y est dominant. Rares sont les auteurs qui se sont écartés de cette thématique. Après près de vingt ans d’existence de la production romanesque en tamazight, le thème identitaire est toujours là. Ceci dit, il faut tout de même signaler que le champ romanesque amazigh a vu naître dernièrement d’autres thématiques en relation étroite avec le vécu quotidien actuel comme le terrorisme dans le roman Bururu [3] de Tahar Ould Amar, l’amour et le conflit de génération dans Salas d Nuja [4]de Brahim Tazaghart.
Bien d’autres aussi ont essayé de s’écarter de la thématique identitaire. Mais il semble que ce thème domine encore et les auteurs n’arrivent pas à s’en écarter totalement. Il revient d’une manière ou d’une autre. Il a été abordé, notamment dans les premiers romans, de deux manières différentes :
- Du point de vue culturel.
- Du point de vue politique.
Sur le plan culturel les auteurs, notamment des premiers romans, ont traité de manière explicite et implicite de l’écriture amazighe, le tifinagh : “Ass-a ttfen iyi ; qrib madi i d iyi cenngen yibulisiyen. Ziɣ nek ttaruɣ di leḥyud, nutni ṭṭafaren-iyi. Ssnen d acu ay d tifinaɣ”[5]Dans Tafrara[6], Yidir, le personnage principal, a vu le cours de sa vie prendre un autre tournant quand il a su que tamazight s’écrit et qu’elle a son propre alphabet. Au moment où il se demandait pourquoi chez lui il parle une langue et à l’école on lui en enseigne une autre, il découvre le tifinagh.
Depuis, il semble renaître à la vie. Cependant, cette découverte, qui a donné un autre sens à sa vie et lui a redonné espoir, a fini par la lui ôter. Mais le combat n’est pas encore terminé, semble nous dire Zenia.
En effet, la naissance du petit Yidir est un autre souffle de vie, un autre espoir nécessaire pour la continuité du combat. Yidir, le fils vient terminer le travail enclenché par Yidir, le père. Dans Id d wass, Muhend Amezyan, en veut à ses aïeuls de l’avoir laissé sans écriture : “Agdud ur nelgim tira, izzer iman-is di tatut” [7]. Ainsi, “tira” (l’écriture) est un vocable qui revient sans cesse, comme une obsession, dans les romans écrits en tamazight (kabyle).
Les personnages sont, chacun à sa manière, à la recherche de cette écriture qui pourrait redonner sa gloire et sa place à cette langue ancestrale à qui on refuse un statut et qu’on a cantonnée dans les usages déficients de l’oralité. Le volet culturel ne s’est pas limité à la question de l’écriture, tous les éléments qui ont trait à la culture amazighe ont été introduits comme les traditions, les coutumes…
Le volet politique de la revendication identitaire a été abordé à travers les événements du 20 Avril 1980. Saïd Sadi[8], dans Askuti, fait une description subtile de ces événements. Son personnage principal est un commissaire de police d’origine kabyle.
Paradoxalement, c’est un militant passif de la cause berbère. Il n’a certes pas pu participer aux activités menées par les militants de la revendication identitaire, mais il a assisté à toutes les manifestations culturelles ayant trait à la langue et à la culture berbères. Le personnage principal de Askuti est de tout cœur avec les militants de la cause amazighe, mais sans pouvoir afficher son adhésion et son soutien, de peur des représailles de la part de ses responsables. D’ailleurs il a fini par quitter son travail pour retrouver la paix avec lui-même et renouer avec les siens qui l’ont boudé pendant tout le temps où il a été policier. Said Saadi donne un autre aperçu sur les événements de 80, son personnage à été un témoin passif mais attentif de tout ce qui se décidait et se disait dans les commissariats de police pour contrecarrer les activités et les manifestations des militants de la cause amazighe.
Dans Tafrara, les événements 80 sont aussi l’un des thèmes principaux du roman. L’auteur a choisi un jeune lycéen comme témoin actif des événements. Le narrateur a rapporté comment le personnage a pris part aux mouvements de grèves et aux marches organisées par les militants de la cause amazighe.
Il nous apprend aussi que ce personnage a été emprisonné deux fois et il a laissé sa peau durant un long interrogatoire sur ses activités dans le mouvement de revendication, alors qu’il a été emprisonné parce qu’il a été témoin d’une bagarre entre les étudiants de mouvance islamiste et les laïques. Les descriptions sont minutieuses et rendent compte des moindres détails des actions et activités des militants et les réactions du pouvoir.
Dans Askuti, l’auteur a focalisé sur les activités, les actions, les décisions et les discours des policiers, des responsables qui voulaient en finir avec cette mouvance de revendication, avec des flashs, de temps à autres sur les militants et leurs actions.
Dans Tafrara, par contre, l’auteur a focalisé sur les militants et leurs actions sur le terrain, en rendant compte aussi des réactions des policiers qui étaient à la limite de la sauvagerie. Même les techniques narratives exploitées dans ces romans ont travaillé le thème de la revendication. L’instance narrative change en fonction de la question abordée : quand il s’agit de l’histoire racontée, le narrateur intervient de manière neutre, il ne s’implique pas dans les évènements racontés, il prend toutes ses distances. Mais quand il s’agit du discours se rapportant à la question amazighe dans ses dimensions, le narrateur, s’implique et devient partie prenante de ce qui se dit.
D’ailleurs il devient difficile de distinguer entre le narrateur et le personnage. Ainsi le roman amazigh (kabyle) est une nouvelle forme de revendication identitaire avant d’être un genre littéraire. Comme la chanson, les adaptations théâtrales …l’écriture romanesque veut porter tamazight au-delà des limites qu’on veut lui imposer : langue orale qui ne pourrait dépasser le cadre de l’usage domestique. L’objectif est d’inscrire cette langue dans le sillage des langues écrites.
Après vingt ans d’existence, le roman amazigh est toujours inconnu de la scène littéraire algérienne, combien de romanciers, de critiques algériens spécialistes du genre romanesque ignorent l’existence de cette production. Cette ignorance est hélas quelquefois feinte par ceux-là même censés promouvoir tamazight langue et culture.
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[1] Asfel, le premier récit prosaïque portant la mention de « roman » écrit en tamazight (kabyle). Ce récit est écrit par Rachid Aliche et édité par Les éditions Fédérop en 1981, en France.
[2] Aliche. R. Asfel, Editions Fédérop, 1981, P9.
[3] Ould Amar T., Bururu, Éditions Azur, Bgayet, 2006.
[4] Tazaghart. B., Salas d Nuja, Éditions Tira, Bgayet, 2004.
[5] Aliche. R., Asfel. P99.
[6] Zenia. S., Tafrara, Éditions L’Harmattan, France. 1991.
[7] Mezdad. A., Iḍ d wass, Éditions Asalu/Aẓar, P.27.
[8] Said Sadi, Askuti, Éditions Asalu 1991. (Paru pour la première fois en 1983, dans Imedyazen à Paris).