« Etre pauvre, c’est être étranger dans son propre pays, c’est participer d’une culture radicalement différente de celle qui domine la société normale »

Les dictatures ont conscience que la culture conditionne les comportements individuels et collectifs et qu’elle est « l’âme de la démocratie », comme en est convaincu Lionel Jospin, ancien premier ministre de la République française.

Dès lors, ces dictatures s’empressent, à travers leurs institutions, à engager des processus d’acculturation. En Berbérie, cette acculturation, ou du moins l’influence d’une culture de substitution, n’a pas franchement pris.  « Les berbères  n’ont jamais formé un Etat, une civilisation à eux propre. Mais les multiples colonisateurs qui ont passé sur leur sol, des Carthaginois aux Français, en passant par les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes et les Turcs, nul ne leur a transmis sa civilisation. »1 . Ce paradoxe s’explique, affirme Mammeri, par le fait que « les Kabyles et tous les Berbères ont des conceptions très différentes de la conception orientale. Ils ont de naissances un esprit de repli sur soi, de jalouse conservation de tout  ce qui est eux-mêmes, au moment où, en apparence, ils semblent se donner entièrement. Le vernis qu’ils prennent alors n’est que la couleur qu’emprunte le caméléon pour mieux passer inaperçu. »2

La Berbérie se libère des colonialismes au sens classique et se reconnait dans le découpage territorial esquissé par l’occupant français. Au lendemain de cette libération, l’Algérie indépendante tourne carrément  le dos à la culture vécue. Ses institutions culturelles et scolaires sont mises au service de la dépossession identitaire et deviennent des instruments redoutables d’incursion contre nature d’une culture voulue exclusivement arabo islamiste.
Fervent mécène du panarabisme, Boumédiène (Président de 1965 à 1978) inventera une révolution socialisante et  «  uniformiste » pour la culture, une culture à vrai dire en phase avec la personnalité du Président : « De part sa formation d’ancien élève de ces hauts lieux du fondamentalisme musulman, Boumédiène reste sous l’influence d’un mélange culturel explosif où s’imbriquent religion et politique, et dont l’expression ‘’islamo-baasisme’’ donne une fidèle traduction(…) N’oublions pas que c’est un ancien élève d’al-Azhar et, de ce fait, il n’a pas pu se libérer de l’emprise de la religion et de son véhicule, l’arabe classique »3

La culture du « la yadjouz »

Lui succédant, Chadli Benjdid se réclamant du libéralisme et d’ouverture, ouvrira grandes les portes aux  Muftis islamistes dont al-Qardaoui, le prédicateur vedette des frères musulmans. Les esprits sont suffisamment préparés à la culture du ’’la yadjouz’’.
Octobre 1988  imposera le multipartisme et libèrera la parole. Devant la faiblesse et le laxisme de l’État, cette liberté sera vite confisquée et capitalisée par un islamisme intégriste en embuscade. Maisons de jeunes et salles de cinéma  sont transformés en espaces de « halaqat » et autres prêches salafistes. Le seul ‘’centre culturel’’ connu et reconnu, une décennie durant, est la mosquée. A toutes activités culturelles, les islamistes opposaient les flammes de la géhenne. Cela étant, la société civile, notamment en Kabylie, résistaient à l’acculturation. Le mouvement associatif ne ratait aucune opportunité pour se saisir d’un évènement et en faire une activité culturelle. L’on se souvient de « Tagherma », cette association culturelle de Bouira, qui, en 1998, à l’occasion de  la sortie de Titanic de James Cameron, avait forcé la porte de la salle de cinéma Errich et y avait projeté le film, une semaine durant. En l’espace de cette semaine, la salle ne désemplissait pas de citoyens venus déifier l’intégrisme.
Les menaces islamistes avaient dissuadé beaucoup de chanteurs algériens à se produire. Dépassé par l’ampleur des évènements, l’Etat ne pouvait assurer la sécurité aux artistes et à leurs fans. L’exemple de l’avènement Lynda De Suza à Alger au début des années 90 était édifiant. Invitée par un organisme de l’Etat, la chanteuse portugaise ne se produira pas à la salle Atlas. Elle reprendra sa valise, à la suite des menaces terroristes. La même année, Lounis Ait Menguelett est annoncé pour un spectacle à la salle Atlas. Un bain de sang est promis par les intégristes. Le poète ne cède pas. Il sera au rendez-vous de la résistance culturelle. Programmé  pour un spectacle, l’artiste en assurera plusieurs pour répondre à l’affluence des milliers de citoyens  venus résister avec lui.

Le béton et les chiffres ne font pas la culture

Passée la décennie dite noire et, cerise sur le gâteau, le prix  du baril du pétrole renfloue mieux que jamais les caisses de l’État,  Ce dernier laissait miroiter, au début de la première mandature de Boutiflika,  une Algérie apaisée dans sa pluralité.
Khalida Messaoudi, alors emblème du combat pour la démocratie et les libertés, est désignée à la tête du ministère de la culture. Tous les espoirs étaient permis.
La rente aidant, l’État engage énormément de chantiers pour la culture. Toutes les communes seront dotées de bibliothèques,  des maisons de la culture sont  implantés dans  les chefs-lieux de wilayas, des théâtres plein air et autres annexes de la bibliothèque nationale (elles deviendront plus tard des bibliothèques principales) verront le jour, un théâtre régional est retenu pour chaque wilaya…
En matière de béton, ces réalisations sont impressionnantes et nous les imaginions réceptacles de la culture vécue. A coté de cela, des festivals d’envergure nationale et internationale sont organisés et financés par le ministère de la culture. Théoriquement, on en dénombre près de 200 dont 26 festivals internationaux (13 domiciliés à Alger). Au regard de ce nombre de manifestations culturelles programmées annuellement et de cet autre nombre d’infrastructures culturelles, on est en droit de supposer que la culture va  et que par voie de conséquence tout ira.

Or, toutes ces activités sont plus ou moins soumises à l’appréciation des gardiens  du  temple idéologique et donc tamisées et débarrassées de  « culture subversive ».  L’on se souvient  de l’interdiction de tel ou tel livre au Salon du livre international d’Alger. L’on se souvient aussi du limogeage de Amine Zaoui, en 2008, de la tête de la bibliothèque nationale, pour avoir invité Adonis, le célèbre poète syrien. Ce dernier y avait animé une conférence à travers laquelle il avait présenté un plaidoyer contre « l’instrumentalisation de l’islam ». Cela n’a pas été du gout de beaucoup de cercles dont la pesante association des Ulémas. Soulignons, par ailleurs que ce même Adonis a été l’invité d’honneur de la foire du livre international de Tunis, en 2015. Il a même été reçu au Palais de Carthage par le Président de la République du pays voisin.
Et toutes ces maisons de la culture ? Gérées par essentiellement des cols blancs, ces institutions ne tournent pas à  plein régime. Elles ne s’ouvrent que pour expédier, et d’une manière folklorique, l’évènement circonstanciel retenu sur la feuille de route annuelle. Cette folklorisation, plutôt préméditée, participe à  « l’amorphisation » de la rue, s’agissant notamment de la subite prise en charge de la souvenance du Printemps Berbère et des festivités   de Yennayer (le nouvel an amazigh).
Pour le premier évènement, l’institution se transforme en véritable musée et lui consacre tout un mois, le mois du patrimoine.  Robes kabyles, burnous,  ustensiles de cuisines et outils de labour vieillis, plats de cuisine traditionnelle…. et autres pièces de musée y sont exposés. Le ministère des affaires religieuses avait même été associé à la souvenance du Printemps Berbère pour souligner l’appartenance indiscutable des Berbères à la Oumma islamique.  De l’esprit de Tafsut Imazighen, aucune trace.  Yennayer aussi est brouillement festoyé, depuis peu. Le couscous est servi à volonté à tel point que l’on confondrait Yennayer à une zerda de zaouia.

Culture de proximité et résistance

La culture, la « culture vécue », peut se passer du faste infrastructurel. Cela est confirmé, quasiment au quotidien, par  des groupes d’individus et des associations  nés par et pour la culture. Ces militants de la culture opposent une fin de non recevoir à la normalisation programmée. Avec peu de moyen et beaucoup de détermination, ils vont plus loin qu’organiser un événement : ils impliquent le citoyen.
« Itran », l’association culturelle de Takerboust (dans la wilaya de Bouira) en est un exemple admirable de volonté à aboutir. Ils démentent cet aphorisme affirmant que « lecɣal n taddart meqqerit, nukni meẓẓiyit (les affaires du village sont immenses, nous,  petits) ». Tous les villageois avaient  mis la main à la pâte pour réussir leur première édition du  festival du théâtre régional. La cour de l’école primaire de ce village de haute montagne avait été  aménagée en véritable théâtre plein air. Le tout Takerboust et les villages avoisinants n’attendaient pas d’hypothétiques événements officiellement culturels : la culture était venue chez eux.
Le Festival Raconte-art  est aussi un autre exemple d’excellence. Le village hôte prend les couleurs de l’arc-en-ciel. Tout  et tous respirent la culture. Le livre, le cinéma, le théâtre, la peinture, la poésie, la chanson…investissent ruelles et sentes du village. La proximité, voire la promiscuité,  culture et village et telle que l’on ne distingue pas entre un festivalier et un villageois lambda.

Cafe litterairet Tiεwinin de Bouzguene

BenMohamed au Café littéraire Tiεwinin de Bouzguène.

Boudjima, un autre village de Haute-Kabylie met en valeur et donne de la visibilité au livre. Il lui consacre un salon qui, mine de rien, prend des allures internationales. Au fil des ans, il s’affine et devient incontournable. L’évènement attire de plus en plus   de romanciers, poètes, journalistes… et surtout de lecteurs qui peut être y trouvent leurs comptes mieux qu’ils ne le trouveraient au… SILA .  Boudjima a contaminé d’autre région de Kabylie. L’idée a fait boule de neige. Boghni et  Mekla ont à leur tour lancé leurs Salon du Livre. Un défi a été amorcé par des acteurs de la culture : implanter un salon du livre dans chaque chef-lieu de Daira.
Le Salon du Livre Amazigh de Ouacif  – le seul Salon dédié au livre d’expression amazigh en termes d’activités périphériques (conférences, tables-rondes, ateliers d’écriture…) – prépare sa troisième édition. Le rendez-vous, donné pour le 22 juin prochain, est  attendu par auteurs, éditeurs et, surtout, population devenue partie prenante de la célébration du livre dans une ambiance citoyenne, d’échange et d’élévation.
Cet « outil de liberté » qu’est le livre  est honoré  par de nombreuses  associations implantées essentiellement en Kabylie. Des cafés littéraires lui sont consacrés. Parce que médiatisés, les cafés littéraires de Tiεwinin, à  Bouzguene et celui de Aokas sont les plus en vue.
À l’acculturation, cette volonté absurde d’effacer « la culture vécue » et lui substituer une fadeur qui ne parle à personne, des citoyens  résistent en puisant dans leur authenticité parce qu’ils ont cette conscience de Michael Harrignton, écrivains et activiste politique américain, qui estime que « Etre pauvre, c’est être étranger dans son propre pays, c’est participer d’une culture radicalement différente de celle qui domine la société normale. »

Tahar Ould Amar

[1]  Mammeri Mouloud, Culture savante, culture vécue, Editions Tala, Alger, P 1
[2] Id, P13
[3] Benrabah Mohamed, Langue et pouvoir en Algérie, Editions Séguier, Paris, P91