Par BILEK-BENLAMARA Cherifa – Archéologue, cadre du HCA
Intervention à l’occasion de l’hommage rendu par Firas El Djahmani (Editions Imtidad) aux auteurs  d’expression amazighe .
Maison de la culture Mouloud MAMMERI (Tizi Ouzou).27 février 2023.

Remerciements adressés pour cette initiative à
Firas El Djahmani, un être généreux, humain et professionnel,
qui ne n’oppose pas les langues mais les fait cohabiter.
Car les langues ne se font pas la guerre elles ne sont pas en crise.
Elles se côtoient, s’entremêlent, s’enrichissent les unes les autres dans leur dynamique d’évolution.
Ce sont les discours produits à leurs propos qui font les crises.

 

Ce mois donc de février, nous célébrons feu Mouloud Mammeri et aussi la journée internationale de la langue maternelle. Quoi de plus normale que d’essayer d’imbriquer ma perception de Mammeri et certaines de mes lectures sur la langue maternelle.
Le développement qui vient après n’est ni une étude, ni une analyse de ses écrits, je laisse le soin aux spécialistes en anthropologie, en linguistique, en littérature etc d’approcher son œuvre tellement elle est prolifique et pluridisciplinaire.

L’objectif étant sommairement de partager et de participer à la vulgarisation de ce qui touche au travail de revivification de notre langue maternelle par ce grand homme.
Dda Lmouloud nous a conforté dans notre attachement à notre langue maternelle et a éveillé probablement, si ce n’est surement, ceux qui s’en étaient éloignés par honte, mésestime de soi, rejet pour quelconque raison.

Il avait tous les atouts et les compétences indispensables pour rivaliser avec les plus grands, natifs, de la langue française mais il avait cette intelligence de mettre son savoir au service de sa langue première, et de traduire ce proverbe africain qui exhorte à donner des racines et des ailes à un enfant, car l’un ne va pas sans l’autre, et que personne ne vient de nulle part  et personne ne doit croire qu’il ne peut  aller nulle part.

On lui doit d’avoir permis à Tamazight de faire un bond en avant et chemin faisant à pouvoir être comptée dans l’Atlas linguistique de l’UNESCO, car me semble-t-il c’est le déclic qui a évité à tamazight d’être juste un numéro sans visibilité parmi les 7000 (un peu plus, à la mise à jour qu’on peut voir sur le site Statista publié) existantes dans le monde.

Pour cela, cette intervention a pour titre :

Entrevoir Mammeri

Je commencerai par trois réflexions ou trois postulats de Frantz fanon et de Mouloud Mammeri
Le premier a écrit « Puisque l’autre hésitait à me reconnaitre, il ne restait qu’une solution : me faire connaitre »[1].
Donc pour exister il faut affirmer son altérité, montrer son appartenance se faire connaitre et reconnaitre par « l’autre ». Mammeri déclarait à un colloque à Oujda[2] : « Je voyais que dans toutes les matières qu’on apprenait, il était question de tout le monde sauf de nous ».
Mais bien avant déjà, quand il était au lycée Émir Abd El Kader ( Ex Bugeaud) où il préparait son Bac, il disait : « On me fait étudier l’Orient et la Grèce, l’Angleterre.., sauf nous, car  nous n’étions nulle part, et si nous y étions, c’était sous la bannière des  autres.»[3]

On peut supposer que cette préoccupation a dû l’habiter des années durant, puisqu’après avoir entrepris d’écrire trois premiers romans, quelques nouvelles, il va s’inscrire dans la quête de se faire connaitre et reconnaitre et d’exhumer sa langue maternelle, de la sortir du confinement subit durant des siècles dans la sphère privée et de l’environnement immédiat à cause des vicissitudes de l’histoire. Il va inviter les siens – tout en le faisant soit même – à une introspection, à se connaitre eux-mêmes, à prendre conscience de ce qu’ils sont avec un passé, un présent et à tracer un avenir qui constitue un enjeu majeur pour l’existence et la continuité d’un peuple.
Il conscientise et averti sur un « non-avenir » qui n’est pas souhaité pourtant possible. (Cette dernière réflexion devant être mise dans le contexte de son époque, tamazight ayant fait des pas non négligeables depuis).
Il en veut pour exemple, la disparition de cette ancienne civilisation des Aztèques, un peuple de l’Amérique centrale, laquelle, au début du XVIe siècle, avait pourtant atteint un niveau de civilisation parmi les plus avancés d’Amérique et qu’il qualifie, par ailleurs, d’absurde.

Un contexte restreint

Son père était un des derniers maillons de la chaine des amusnaw, Mammeri a hérité du legs de la Tamusni (la connaissance) de son père et de tous les imusnawen, auxquels il s’était frotté enfant partout où l’emmenait son père. Connaissance qu’il tient à différencier de la science (Tussna) dans sa lettre à Mohd Azwaw dans son œuvre Poèmes kabyles anciens (1980).
Pour lui, la connaissance « se situe au dessus du temps, c’est l’universel, le permanent, c’est le bond et la marche en avant, et qu’il ne faut pas la brider (…) sa substance interne ne change pas, tandis que d’une époque à l’autre la science fluctue, une découverte en fait oublier une autre[4]

Avec son instruction à l’école française, il se situera au confluent du savoir traditionnel et du savoir moderne. N’était-il pas prédestiné à être ce transmetteur et ce médiateur intergénérationnel – ainsi qualifié par Malika Boukhelou (Professeur de lettres françaises à Tizi Ouzou) – de tout ce qui constituait l’héritage ancestral mais aussi le questionneur de son devenir et le traceur de la voie, voir «  un outilleur » en moyens pour y parvenir?
Romancier, essayiste, nouvelliste, critique, chercheur, linguiste, anthropologue sur le tard, comme il le dit lui-même, et j’en passe, il a fait contribuer plusieurs disciplines pour les mettre au service d’un objectif colossal, celui de dépoussiérer, révéler, sauvegarder et promouvoir une culture assumée.

Mammeri a produit une belle œuvre sur cheikh Muḥend U Lḥusin et a su en tirer des leçons. Je pense à cette sentence, entre autres, « Awerrat iḥerzen ayen i d-as-d ǧǧan imawlan-is yelha, win i t-yesnernan yifit » (Pour celui qui ne dilapide pas l’héritage ou le legs de ses  parents c’est bien, mais est  bien meilleur celui qui le fructifie). N’est ce pas qu’il a bien fructifié l’héritage reçu des anciens ?

Il a été pragmatique dans toutes ses démarches, il n’était pas « donneur de leçons» mais faiseur de leçons. En faisant, il nous a montré la voie.
– Sauvegarder la culture ancestrale, par ses travaux de collecte et de transcription
– Asseoir cet héritage dans le présent par sa vulgarisation par l’écrit et les conférences données un peu partout et fixer la sagesse ancestrale.
– Le projeter dans l’avenir et lui donner les moyens de son devenir et de sa promotion, avec les premiers travaux d’aménagement dont pouvait avoir besoin tamazight, la traduction de la poésie orale, l’élaboration d’ouvrages de grammaires et de linguistique, notamment avec Tajerrumt et l’Amawal.

Toute sa prolifique production, l’inscrira dans le contexte large, qui est celui de la lignée de ceux que S. Chaker appelle « la veine culturaliste » des défenseurs du patrimoine amazigh. Incarné depuis plus d’un siècle par une chaine ininterrompue d’instituteurs et d’hommes de lettres, à commencer par Boulifa, en passant par Belaid At Ali, Jean et Taous Amrouche et Mouloud Feraoun
(….) Cette tradition est constituée d’hommes et de femmes qui ont su maintenir intacte leurs racines et l’attachement à leur culture alors qu’ils avaient subi – souvent de manière brutale, voir autoritaire – à travers la scolarisation française, l’immersion dans un monde, dans une langue qui n’était pas la leur. Et le miracle aura été que cet accident historique, au lieu d’engendrer la classique « honte de soi » des situations de domination, le reniement des origines, a au contraire provoqué une brutale prise de conscience de la valeur universelle de la culture dont on était issu…)
(…..) Chez tous, immédiatement, l’ensemble des instruments intellectuels et des références acquis à travers l’école française sont devenus de formidables moyens de valorisation, de défense et d’illustration de la langue et de la culture berbère[5].
Avec ses travaux de collecte et de recueil du patrimoine en général et sur l’Ahellil du Gourara en particulier, Mammeri aura été, un précurseur dans la démarche de la sauvegarde du patrimoine immatériel (1980-1986) alors que la convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine immatériel n’a été inscrite qu’en 2003, sachant que celle liée au patrimoine matériel l’a été en 1972.
Il en a fallu du temps pour se rendre compte de la richesse inestimable du patrimoine immatériel dans toutes ses déclinaisons et à travers le monde et du bénéfice que pouvait en tirer toute l’humanité ; reconnaissance du génie humain, partage des cultures, acceptation de l’autre, culture de la paix…
On peut retenir beaucoup de choses à travers la production prolifique de Mammeri ; dont certaines   se résument dans sa belle préface Lettre à Mohand Azwaw, Tabrat i Muḥand Azwaw dans Poèmes kabyles anciens de laquelle il me plait de tirer quelques expressions clés :
La connaissance, la fixation par l’écrit et la transmission, des racines et des ailes et la reprise du flambeau par la jeunesse et l’espoir en elle .

 La connaissance : Tamusni

Ini-asen :
– Tamacahut d ajlal n tmussni, kkes ajlal i wakken ad d-teḍher temsirt yellan ddaw-as, (….)
Maca, taɣawsa tis snat, ay Azwaw, tamussni mačči d lwert kan, mačči d agni umi d-zzin leṣwar. Awan n tmussni d antag d tikli ɣer sdat. Ma tgiḍ-as aleggam tenɣiḍ-tt.

Fixation par l’écrit et production : Tira d unadi, d usufeɣ n yedlisen : Tura tamusni tuɣal s idlisen. Degmi uriɣ adlis-a i kečč, ay Azwaw, d tezyiwin-ik ad-ak yeqqim d tagejdit i usenned, d tagejdit i lebni.

Il prévient du déracinement : Iḥder Azwaw ɣef unegzum izuṛan : Awer teḍru yid-wen ay at tura am useklu umi gezmen iẓuran.

À la reprise du flambeau par la jeunesse et l’espoir en elle : on remarquera que si au tout début il commence par « i kečč a Muḥend Azwaw», à 04 reprises il l’interpelle  « Ay Azwaw »  et à la 5e reprise «… ay Azwaw kečč d tezyiwin-ik » le message étant délibérément délivré  à l’attention des jeunes  qui doivent porter le flambeau.

La langue maternelle une dynamique en œuvre…

Mammeri, le questionneur du devenir, le traceur de voie, l’outilleur en moyens nous a livré, par des démarches pragmatiques citées plus haut, (sauvegarder, asseoir par l’écrit, projeter) du concret : travaux d’aménagement de la langue, collecte de poésie, de textes, un amawal, une grammaire qui allaient appeler d’autres travaux qui continuent à ce jour.

Grace à la dynamique enclenchée, relayée sur le terrain, du fait individuel, collectif et institutionnel, la vitalité de tamazight peut être mesurée dans le cadre des 09 principaux facteurs d’évaluation de la vitalité d’une langue défini par l’Unesco, ce qui permet de voir où elle en est et orienter sur quoi faire pour l’emmener à bon port.

Ce jalon jeté et ces avancées sont très importants car sur les 7000 langues recensées, vous le savez sans doute, 3000 sont en voie de disparition, un peu plus d’un tiers, soit 2000 langues sont en Afrique, mais la donne que je trouve plus pertinente est que 95% de ces langues sont toujours orales, elles ne sont pas écrites, ne sont pas enseignées, n’ont pas de médias, etc., Cela dit, devons-nous jeter le bébé avec l’eau du bain ?

Bien sûr que non, les langues sont un patrimoine de l’humanité, c’est le produit du génie humain, elles sont porteuses de vision du monde, de modes de pensées et d’agir, de culture, d’histoire, de mémoire collective, de savoirs faire qu’il faudra sauvegarder ne serait-ce que par des documentaires les immortalisant faute de les mettre toutes sur les rails du monde dit moderne.

Je souhaite à présent, vous lire les critères de l’évaluation de la vitalité des langues, abordés furtivement plus haut afin de mettre au même niveau d’information toute l’assistance.

Critères pour évaluer la vitalité et le danger de disparition des langues :

  • Transmission d’une génération à l’autre
  • Attitude des locuteurs vis-à-vis de leur langue
  • Utilisation de la langue dans les différents domaines (public et privé)
  • Nombre de locuteurs,
  • Taux de locuteurs sur l’ensemble de la population
  • Disponibilité de matériel d’apprentissage et d’enseignement et l’accès à l’écrit
  • Réaction face aux nouveaux domaines et médias
  • Type et qualité de la documentation
  • Attitude et politique linguistique des gouvernements et des institutions (usage et statut officiel)

L’évaluation de cette vitalité (pour chaque facteur énuméré) est basée sur des indicateurs de gradation allant de 1 à 6 (parfois on en trouve 5) qui sont les suivants :

Niveau de vitalité des langues

  • Sûre : la langue est parlée par toutes les générations
  • Vulnérable : la plupart des enfants parlent la langue mais restreinte à certains domaines et espaces
  • En danger : les enfants n’apprennent plus la langue comme langue maternelle à la maison
  • Sérieusement en danger : la langue est parlée par les grands parents, les parents comprennent mais ne la parle pas et ne la transmettent pas aux enfants.
  • En situation critique : les locuteurs les plus jeunes sont les grands parents
  • Eteinte : plus de locuteurs

Faut-il qu’il y ait un travail d’inventaire de tous les travaux et recherches réalisés, des enquêtes de terrain, des analyses sur les productions, des évaluations sur la formation des enseignants, des contenus enseignés, des méthodes d’enseignement utilisées, pour avoir une idée plus claire pour ne pas dire plus précise sur la situation de tamazight selon ce cadre des 09 facteurs d’évaluation et cette échelle de gradation pour évaluer la vitalité de la langue maternelle, et agir en conséquence.

BILEK-BENLAMARA Cherifa

[1] Cité dans la revue Sud Nord, édition ERES 2007.
[2] Cité par Malha Ben Brahim dans Culture savante, culture vécue, éditions Tala, Alger -1991.
[3] Propos cités par Hafid Adnani, doctorant en anthropologie au Laboratoire d’Anthropologie sociale du Collège de France.
[4] La traduction est empruntée à M. Rachid Sahnouni, professeur de lettres françaises à l’ENS de Bouzaréah.
[5] S Chaker, Mouloud Mammeri, 1997-1989, in revue du Monde Musulman et de la Méditerranées, 1989, vol 51 N° 1 p 152/53.

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