Parler de langue kabyle ne signifie pas nier toutes relations de celle-ci avec la langue tamazight, ni s’inscrire dans une relation conflictuelle avec les autres variantes. Cette dénomination ne remet pas en cause l’unité de tamazight, mais permet au kabyle de s’affranchir du statut de dialecte pour devenir une langue et être reconnue comme telle : « puisqu’une langue ne nait que lorsqu’elle est reconnue en tant que telle »19.

Nous avons essayé de retracer le processus de l’individuation sociolinguistique de la langue kabyle et nous avons distingués deux périodes dans son processus d’individuation :

  1. Une période caractérisée par l’élaboration linguistique de la langue kabyle où il y avait un grand travail sur la langue dans l’objectif de la moderniser et de l’introduire dans les divers domaines d’où elle était exclue Cette période allait des années 60 jusqu’aux années 2000.
  2. La deuxième période de ce processus d’individuation sociolinguistique a commencé de manière explicite depuis les années 2000, où plusieurs acteurs, qui étaient militants, chercheurs du domaine amazigh, parlent explicitement de langue. La voix la plus radicale est celle de l’autodétermination (MAK) qui vient d’installer une académie pour la langue kabyle qui a pour mission:

« De récupérer et d’analyser l’ensemble du patrimoine linguistique kabyle, de fixer les normes et les standards de la langue dans toutes les composantes. Elle précisera les orientations, les principes et les règles du champ lexical, syntaxique et sémantique. »20 .

Cette voix est relayée par plusieurs personnes qui n’adhèrent pas aux thèses du MAK et qui forment désormais le noyau dur de la volonté populaire définie comme : « détermination par les locuteurs eux- mêmes du caractère distinctif de leur langue »21. En effet, des linguistes spécialistes de la question, comme Nait Zerrad considèrent que l’idée du « standard de tamazight » est utopique eu égard aux conditions sociopolitiques actuelles ». Salem Chaker aussi estime, après l’introduction de tamazight dans le système éducatif, « qu’il ne saurait y avoir ‘une norme du berbère.»22Et que la base de travail doit rester les différentes variantes parlées et enseignées. Ces voix, ou plus exactement certaines d’entres-elles, travaillent dans les institutions algériennes constituent pour notre part « …la volonté (…) démocratiquement exprimée de ne pas considérer la langue en question comme une variété (un «dialecte») de telle autre langue. »23. Le processus d’individuation sociolinguistique du kabyle est enclenché grâce aux efforts des individus, loin des sphères officielles et sans la volonté politique du pouvoir algérien, mais c’est un processus qui se concrétise dans les institutions étatiques, notamment à travers l’école algérienne, qui est le terrain de l’élaboration didactique du kabyle.

Cette individuation sociolinguistique du kabyle et son élaboration didactique a permis d’orienter la problématique de l’enseignement de tamazight vers la problématique de l’enseignement du kabyle. Ce dernier soulève d’autres interrogations qui ne sont pas forcément celles soulevées par l’enseignement de tamazight. Aussi, avec ces interrogations et les réponses qu’il tente d’apporter, l’enseignement du kabyle crée son propre espace au sein de ce système qui ne le reconnait pas.

  • Enseignement  de langue kabyle
      • Affiner la graphie latine pour en faire une orthographe pour le kabyle.
      • Affiner et élargir la norme de référence actuelle pour les autres parlers de la Kabylie.
      • Statut de langue maternelle.
      • Statut de langue maternelle.
  • Enseignement de langue tamazight
      • La problématique du choix du standard (choisir une seule variante ? prendre toute les variantes ?..)
      • Statut de langue maternelle et de langue seconde.

Conclusion :

Comme nous l’avons soulignébeaucoup de travaux (linguistique, littéraire, scientifiques) menés sur le kabyle avaient comme objectif l’aménagement de tamazight pour limiter les divergences. Jusqu’aux années 2000 le standard de tamazight était une quête de toutes personnes qui travaillent dans ce domaine : « Il y aura bien une langue berbère, au sens de ‘norme instituée’, si les berbérophones en décident ainsi et s’en donnent les instruments qui ne sont pas nécessairement ceux de l’Etat. Et, ce que l’on constate ‘à la base’, tous les jours et partout, est bien l’aspiration à l’unité »24 . Ces chercheurs sont relayés dans leur quêtepar les institutions étatiques comme les départements universitaires (les DLCA), CNPLET, le HCA, le MEN, qui s’inscrivent dans cette recherche d’un tamazight unifié. Certes, la diversité dialectale est inscrite dans le texte officiel qui régit l’enseignement de tamazight et est actée comme base de travail de promotion de celle-ci. Mais cette reconnaissance de la variation et des variantes de tamazight est posée comme une simple étape à franchir. L’objectif inscrit par le MEN, à long et à court terme, est d’aller vers l’unification de tamazight par le rapprochement de ses variantes régionales, l’élaboration d’une terminologie moderne commune et l’émergence d’une graphie commune. Cette objectif d’un tamazight standard peut avoir des conséquences pédagogiques lourdes et pour l’apprenant et pour l’aménagement de la langue /variante elle- même. En effet, ce standard va encore accentuer le phénomène diglossique en Algérie, il va engendrer une autre diglossie chez les élèves et tous les Algérien: Tamazight langue haute et leurs variantes langues basses.

Bibliographie :

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  • NAÏT ZERRAD, K. « Le kabyle langue maternelle : Variation, standardisation et enseignement », Dans : RISPAIL, (sous la direction de), en collaboration avec Nora TIGZIRI, Langues Maternelles : Contacts, Variations et Enseignement (le cas de tamazight), Ed. L’Harmattan, Paris, 2005.
  • CANUT, « Le nom des langues ou les métaphores de la frontière », dans : Frontières, Ethnologies comparées n°1, automne 2000.
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  • VENTURE DE PARADIS,  M.     Alger au XVIII siècle, typographie, Ed. Adolphe Jourdan, Alger 1898.
  • VIAUT,«   Émergences   des   langues   non   officielles : représentations et   discours   » dans :   ELOY,   J   –M.   Les langues collatérales : problèmes      linguistique, sociolinguistique et glottopolitiques de la proximité linguistique, vol. 1, Actes du colloque d’Amiens, Université de Picardie, 21-24 novembre 2001.

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Notes :

1 – SERIOT, dans CANUT, C. « Le nom des langues ou les métaphores de la frontière », dans : Frontières, Ethnologies comparées n°1, automne 2000,P.03.
2 -VENTURE DE PARADIS, J.M. Alger au XVIII siècle, typographie, Ed. Adolphe Jourdan, Alger 1898.
3 – CHAKER, S. Manuel de linguistique berbère-II, syntaxe et diachronie, Ed. ENAG, Alger, 1996, P. 7/8.
4 – CHAKER, S. « Dialecte », Op.cit. P. 2291-2295, [Consulté le 20/09/2016] sur le site :www.centrederechercheberbere.fr/tl files/doc- pdf/dialecte.pdf
5 – NAÏT ZERRAD, K. « Le kabyle langue maternelle : Variation, standardisation et enseignement », Dans : RISPAIL, M. (sous la direction de), en collaboration avec Nora TIGZIRI, Langues Maternelles : Contacts, Variations et Enseignement (le cas de tamazight), Ed. L’Harmattan, Paris, 2005, P. 241.

6 – TAIFI, M. « Déterminations des lieux linguistiques d’intercompréhension » dans : Unité et diversité de tamazight, Tome 2, Actes du colloque international, Ed. Agrawadeslsan, amazigh, Ghardaïa, 19- 20 Avril 1991. P.17.
7 – CHAKER, S. Manuel de linguistique berbère- II, Syntaxe et diachronie, Op.cit. P.9.
8 – DOURARI. A, « le pluralisme linguistique et unité nationale, perspectives pour l’officialisation des variétés berbères en Algérie», dans : LAROUSSI, F. Plurilinguisme et identités au Maghreb, Presses universitaires de Rouen, 1997, P. 45.
9 – GALAND, L. « LE BERBERE », [consulté le 22/09/2017] sur le site : www.berberemultimedia.fr/bibliotheque/auteurs/Galand_berbere_1988.pdf, P.212
10 – GALAND, L.  « LE BERBERE », Op.cit.
11– CHAKER, S. « Unité et diversité de la langue berbère », Dans : unité et diversité de tamazight, T1, Op.cit. P.131
12– CHAKER, S. « Langue berbère / langue kabyle, etc.: réalités et fictions linguistiques et sociolinguistiques. Des clarifications difficiles mais inéluctables » dans : Revue d’études berbères, 2009, [Consulté le 22/092016] sur le site : http://centrederechercheberbere.fr/langue-berbere- langue-kabyle-etc-realites-et-fictions-linguistiques-et-sociolinguistiques-des- clarifications-difficiles-mais-ine.html
13– BLANCHET, P. «L’identification des langues : une question clé pour une politique scientifique et linguistique efficiente», dans : Langues et Cultures Régionales de France : Béarn et Gascogne (1), Modèles linguistiques, 66, 2012, [mis en ligne le 26 février 2013], [consulté le 15 mai 2014] sur le site : http://ml.revues.org/282, P. 18.

14La théorie de l’élaboration linguistique de Heinz Kloss s’articule autour de trois concepts qui constituent l’essentiel de sa réflexion : L’égalité juridique des langues ; l’ « AUSBAU » ou le développement linguistique et le concept de toit. La théorie de Kloss s’appuie sur la répartition des espaces du langage en domaines d’usages. L’auteur distingue six domaines (l’église, le Parlement, la radio, la littérature, la presse, l’école, le cinéma, l’école) qui peuvent conférer à une langue un statut de langue élaborée.
15– L’élaboration didactique est un concept avancé par Alain Di Meglio pour caractériser l’enseignement du Corse. Il le définit comme un système complexe de forces interactives (les différents aspects institutionnels, pédagogiques et sociolinguistiques) qui interagissent pour donner naissance à une production didactique.
16– Définie comme processus par lequel une communauté ou un groupe tend à systématiser ses différences, à les sacraliser, à les considérer comme déterminantes, à en faire un élément de reconnaissance.
17 -BLANCHET, Ph. « L’identification sociolinguistique des langues et des variétés linguistiques : pour une analyse complexe du processus de catégorisation fonctionnelle » dans : Modelisations pour l’identication des langues et des varietes dialectales, France : Paris, 2004, LIMSI-CNRS etENST, P.2, [consulté le 22/09.2017] sur le site : https://halshs.archives- ouvertes.fr/halshs-00003875/document
18 – VIAUT, A.   « Émergences des langues non officielles : représentations et discours » dans : ELOY, J –M. Les langues collatérales : problèmes linguistique, sociolinguistique et glottopolitiques de la proximité linguistique, vol. 1, Actes du colloque d’Amiens, Université de Picardie, 21- 24 novembre 2001,  PP.103-119.

19 – BLANCHET, Ph. «L’identification sociolinguistique des langues et des variétés linguistiques : pour une analyse complexe du processus de catégorisation fonctionnelle », Op.cit.PP.31-36.
20 – Consulté le 24/05/2016 sur le site : http://www.siwel.info/Ministere-de-la-Langue-et-de-la-Culture-kabyles-Creation-de-l-Academie-de-la-langue- kabyle_a7699.html
21 – THIERS, Ghj. « Epilinguisme, élaboration linguistique et volonté populaire, trois supports de l’individuation sociolinguistique corse ». Op.cit. PP. 65-74.

22 – – CHAKER, S.   Cité par ACHAB. R, Aménagement du lexique berbère de 1945 à nos jours, op.cit, P. 54.
23 – BLANCHET, P. « L’identification sociolinguistique des langues et des variétés linguistiques : pour une analyse complexe du processus de catégorisation fonctionnelle », Op.cit
24 – CHAKER, S. Imazighen ass-a, Op.cit, P.95