Jusqu’à quel point ces « reconstitutions » destinées à combler les lacunes d’une histoire fragmentaire, écrite par les autres qui plus est, sont-elles vraisemblables ? L’un des écueils qui guettent l’auteur d’un roman historique est le recours à une lecture anachronique du passé. Les gestes et les paroles des personnages, réels ou fictifs, qui n’ont pas fait l’objet d’un enregistrement sur quelque support que ce soit, ne peuvent qu’être inventés. Et ici, c’est non seulement l’imagination du romancier qui intervient, mais également son idéologie, sa vision du monde qui se retrouvent immanquablement dans son projet littéraire.

Amezruy, quand tu nous tiens !

Parmi les romans kabyles publiés depuis le début de ce 21ème siècle, il m’a été donné de lire un certain nombre d’œuvres relevant de ce genre particulier qu’est le roman historique. Citons-en quelques unes :

Tagrest urɣu (Ayamun, 2000 / Talantikit, 2018) d’Amar Mezdad
Tullianum, taggara n Yugurten (ANEP, 2016);
Omaha Beach. Ass-a d ussan (HCA, 2010) ;
Agadir n Roma (Achab, 2018) de Aumer U Lamara
Tazemmurt tcudd s akal-is. Kayan yeqqden tanekra n 1871 (Achab, 2017) de Belkacem Meghzouchene (soit dit en passant, on se surprend à trouver ici cette référence à Cayenne)
Deεwessu n lqayed (Auto-édition, 2019) de Ccix Lyazid
Tawes Ibelεiden (Cheikh Mohand Oulhoucine, 2021) de Fadila Oulebsir
Tafsut d tinigit (Imtidad, 2021) de Nadir Saxri

Avant de poursuivre, précisons de quoi nous traitons ici. Le roman historique, dont le marxiste hongrois, Georg Lukacs fait remonter les origines à Waverley de l’Ecossais Walter Scott (1778-1838), met en scène des personnages soit réels, soit fictifs, engagés dans des événements s’étant réellement produits à telle ou telle époque de l’Histoire.

Cette variété romanesque, qui ressortit de la fiction bien qu’elle s’appuie sur des réalités historiques, est à distinguer de la simple biographie qui consiste à retracer le plus fidèlement possible la vie d’un personnage plus ou moins célèbre. Ainsi en est-il de Iberdan n tissas. Tameddurt n Mesεud At Amar (Le Pas Sage, 2007) de Aumer U Lamara dont le rôle, comme il le déclare dans un entretien, a consisté à simplement transcrire le témoignage enregistré de son père et à lui donner une forme livresque. Pouvons-nous en dire autant de Tawes Ibelεiden de Fadila Oulebsir ? C’est une biographie, certes, mais une biographie romancée, l’autrice n’ayant pas connu son héroïne. Ce qui distingue le roman historique de la biographie, c’est la part de fiction qui y est injectée.

Un physicien féru d’histoire

Aumer U Lamara, né en 1952 au village Budafal, en Kabylie (cf. 4ème de couverture), est un physicien (Docteur d’Etat ès-sciences) qui a eu la chance de fréquenter le cours de berbère de Mouloud Mammeri au début des années 1970. Voilà le genre de données historiques qui peuvent expliquer l’engagement d’un grand nombre d’universitaires et intellectuels kabyles en faveur de la promotion de tamazight ; U Lamara, le physicien, fait partie d’une longue liste de scientifiques qui comprend, entre autres, les médecins Said Sadi et Amar Mezdad, le chimiste Remdan At Mensur, ou les mathématiciens Mohia et Hend Sadi.

Notre auteur a commencé à publier sur le tard en kabyle, à partir de 2007, mais depuis, il le fait régulièrement ; il en est aujourd’hui à sa 9ème publication, la dernière étant un roman : Taseddarit (Achab, 2022). Ce qui fait la particularité de Aumer U Lamara, c’est son intérêt aussi bien pour la fiction que pour la non-fiction. Dans cette dernière catégorie, relevons la biographie de son père, Iberdan n tissas, déjà citée, et l’essai intitulé Taεrabt-tineslemt n usekkak, (Achab, 2016).

Carthage, Rome et nous

A ma connaissance, Agadir n Roma est la 1ère œuvre de fiction produite par un Amazigh et en tamazight sur la période phénicienne de notre histoire.

Les Phéniciens sont arrivés chez nous, en provenance du Liban actuel, au 9ème siècle avant notre ère (en -814, lit-on dans la chronologie figurant en fin d’ouvrage). Etablis à Carthage, dans le Nord de la Tunisie, ils vont rayonner en Méditerranée, fondant des comptoirs de commerce dans diverses régions, telles la Corse, la Sardaigne, la Sicile et l’Espagne. Leur présence sera rythmée, à partir du 3ème siècle avant notre ère, par ce que l’histoire a retenu sous l’appellation de « guerres puniques » qui les ont confrontés avec l’autre grande puissance de l’époque : les Romains. Ces derniers finiront par les écraser, brûlant en -146 la ville de Carthage, s’installant à leur tour, et pour plusieurs siècles, en terre nord-africaine.

Ce bref rappel historique s’imposait pour situer dans le temps l’intrigue de Agadir n Roma, titre qui oriente à première vue vers une histoire dont Rome occuperait le centre. Or, les personnages principaux sont plutôt des Numides : un certain Maher et ses camarades, un groupe de jeunes hommes originaires de la ville de Tibest (l’actuelle Tébessa), dans l’est de l’Algérie, région qu’ils rêvent de quitter afin de découvrir Carthage. Une fois dans cette cité prestigieuse qui exerçait sur eux une grande fascination, ils seront amenés à embarquer pour l’Espagne en tant que soldats.

En Ibérie, le jeune Maher, après moultes épreuves et souffrances, sera élevé au grade d’officier par le célèbre général Hamilcar, impressionné par les talents de cavalier du jeune Numide. Parmi les soldats formés par ce dernier, figure le propre fils du Général carthaginois, Hannibal. Ce que va entreprendre celui-ci en -218, après la mort de son père, est l’un des épisodes les plus fameux de l’Histoire de l’Antiquité : la tentative de prise de Rome par les Carthaginois après une spectaculaire traversée des Alpes avec une armée de 45000 hommes, des mulets, des chevaux et… trente-sept éléphants.

Technique narrative

Parallèlement à cette aventure de Maher et de ses camarades numides, se développe un autre récit à la première personne dont le héros est encore un Numide : Mastan (le Mathos de L’historien Polybe et du Salammbô de Flaubert) qui a mené la révolte des mercenaires à Carthage (-241 à -238) et qui connaîtra une fin cruelle : les carthaginois le livreront, lui et ses camarades insurgés, aux éléphants qui les écraseront sous leurs pattes.

Ce deuxième récit se présente sous forme discontinue, chacune de ses séquences étant disposée à la fin de chacun des 17 chapitres qui composent le roman, comme les notes déchirantes d’un requiem ou d’un blues, narrant le calvaire de Mastan sur la place Echmoun, à Carthage.

U Lamara se réapproprie l’Histoire

Il n’est pas interdit d’analyser la superposition de ces deux récits, à la première personne, soit dit en passant, celui de Maher et celui de Mastan, dont Dda Djendel lui a narré l’histoire alors qu’il était aux côtés du chef des rebelles lors de la Guerre des mercenaires, comme une marque de la volonté de l’auteur de se réapproprier l’histoire de l’Afrique du Nord par ses enfants. Souvenons-nous à cet égard du titre de l’un des ouvrages de l’historien Mohand Chérif SAHLI : Décoloniser l’histoire. Introduction à l’histoire du Maghreb (Maspéro, 1965).

Comment cette volonté de réappropriation de l’histoire se manifeste-t-elle au plan littéraire ? D’abord, comme nous l’avons déjà relevé, par le rôle de Narrateur confié à deux personnages numides : Mastan (le Mathos de Polybe et de Flaubert), chef des mercenaires, et Maher, le jeune aventurier qui deviendra plus tard officier de l’armée carthaginoise. Plus encore : à l’intérieur des deux récits, le romancier prête à ses personnages des discours, en particulier des harangues à l’adresse de leurs troupes, où s’exprime leur refus de l’injustice. Celle infligée aux mercenaires numides, privés de leur solde, contrairement aux autres mercenaires d’autres origines. Celle encore, plus profonde, liée à la mainmise de Carthage sur une partie de l’Afrique du Nord, se manifestant parfois par une grande violence comme lors des massacres commis par Hannon dans la cité de Tibest (Tébessa) en -247.

La première de ces harangues intervient dès la page 13 dans la bouche de Dda Djendel, un rescapé de la Guerre des mercenaires, farouchement opposé au recrutement de jeunes hommes de Tibest au profit de la puissance carthaginoise :

Ala aḍar-nwen ! Ilmeẓyen-nneɣ, neḥdaǧ-iten i tkerza, i tmegra n temẓin d yirden n tmurt-nneɣ…

Plus loin, ce même personnage cite un discours de Mastan à l’adresse des mercenaires numides où il dénonce la ségrégation dont ils sont victimes de la part des Carthaginois :

Ay atmaten ! Ass-a teẓram amyaf akked tixurdas s wallen-nwen, ulac ayen iffren. Wid-nni ɣef nedda, neddem uzzal ɣur imenɣi, nefka iqerra-nneɣ, ass-a ur aɣ-gin ccan, ur aɣ-gin azal !

Nous reviendrons à cette volonté de reconquête du passé dans les morceaux choisis qui concluront cette chronique.
Jusqu’à quel point ces « reconstitutions » destinées à combler les lacunes d’une histoire fragmentaire, écrite par les autres qui plus est, sont-elles vraisemblables ? L’un des écueils qui guettent l’auteur d’un roman historique est le recours à une lecture anachronique du passé. Les gestes et les paroles des personnages, réels ou fictifs, qui n’ont pas fait l’objet d’un enregistrement sur quelque support que ce soit, ne peuvent qu’être inventés. Et ici, c’est non seulement l’imagination du romancier qui intervient, mais également son idéologie, sa vision du monde qui se retrouvent immanquablement dans son projet littéraire.
U Lamara est lui-même inséré dans un contexte historique fort : celui de la lutte pour la sauvegarde de la culture et de l’identité amazighes qui s’exprime sous la forme d’un véritable mouvement politique et social à partir des années 1940 avec ceux qu’on a appelés les « berbéro-marxistes », pour culminer avec le Printemps berbère de 1980, en passant par la création de l’Académie berbère au milieu des années 1960. A travers l’écriture de ce roman historique, le projet littéraire de l’auteur a au moins un double objectif : procurer du plaisir en ressuscitant nos ancêtres de l’époque carthaginoise, leur attribuant des paroles, des gestes et des actions, mais également puiser dans le passé des leçons à méditer par les générations actuelles et à venir pour prendre en main leurs destinées.

Alors Agadir n Roma, roman à thèse ? Pourquoi pas ? Mais c’est avant tout un beau roman, riche en aventures et en émotions.

Par Idir AMER