« Tiregwa est une obtention, par extraction, d’une essence à partir d’autres œuvres qui sont, elles mêmes, des œuvres essentielles »- Ahmed Radja

L’OMBRE DU PASSÉ ET LES DÉFIS DU PRÉSENT

Aït Menguellet assume merveilleusement le contenu de ses anciens poèmes en les intégrant harmonieusement dans la nouvelle structure ouverte par Tiregwa. Des vers de facture sentimentale trouvent leur place dans une vision tragique de l’actualité où le sentiment de l’absurde et la lutte contre le néant émergent comme le moteur de l’histoire et de la vie individuelle :

 » Je veux tout dire :
J’ai peur de l’ombre qui m’a servi de compagne.
Pourquoi ai-je peur de l’ombre, en somme ?
Je crains qu’elle me somme :
Vas-t’en, moi je reste ! « 

Cette dernière phrase nous renvoie à une chanson d’Aït Menguellet datant des années 70 qui porte ce titre et qui expose d’une façon dramatique le problème de l’émigration kabyle. Dans l’environnement de Tiregwa, elle prend une nouvelle fonction dans un dialogue imaginaire régi par le sentiment de l’absurde où l’homme appréhende d’être remplacé/déplacé par l’ombre.
C’est à peu près la même sensation de déréliction humaine qui anime un certain nombre de strophes bâties sur la composition mixte de phrases extraites de l’ancien répertoire lounisien et les nouveaux éléments apportés par Tiregwa :

« Pardonnez-lui,
Il a prêté serment à la hâte ;
Mon cœur ne s’en est pas caché.
Si bien que ses affaires sont de guingois.
Pour avoir notre dû, nous presserions le pas
Si nous le pouvions ;
Mais, adverse fortune !
J’ai pesé et soupesé, en vain.
L’édifice perd son aplomb
Et penche du côté que j’ai craignais depuis longtemps »

Le destin individuel est intimement lié au destin collectif. Et c’est pourquoi les anciens poèmes qui ont servi à décrire les désenchantements et les désillusions qui ont succédé à l’indépendance du pays fonctionnent comme fil conducteur au nouveau tableau où sont inscrits nos errements et nos déconvenues :

« Le soleil qui se lève n’est pas nôtre,
Il revient aux autres ;
Nous avons cédé notre part de ce monde.

On ne sait où sont partis
Ceux qui espéraient nous rassembler
Autour de notre authenticité.

Ali et Ouali sont des compagnons,
Aujourd’hui séparés,
Chacun emporté par son propre bréviaire ! « 

Les strophes citées renvoient à des chansons figurant dans l’album Amjahed datant de 1977. Les similitudes de la désillusion entre la première période- où le serment de la révolution de novembre se trouve malmené et même trahi- et l’ère de ‘’l’ouverture démocratique’’ ayant vu les acteurs du combat identitaire happés par des luttes intestines inhérentes aux jeux et enjeux de pouvoir, sont illustrées de fort belle manière par ce ‘’ludique’’ système de vases communicants appliquant les mots d’hier aux réalités d’aujourd’hui au moyen d’une technique spéculaire qui nous renvoie l’image complexe et douloureuse de nous-mêmes.

Faut-il alors chercher le coupable ou s’employer à une catharsis rédemptrice ?

« Dites à mon frère non encore averti
De cesser de chercher à savoir qui
D’entre nous a raison.

Sinon, nous risquons de tout perdre.
Le jour où nous nous réveillerons,
Notre vaisseau aura déjà coulé « 

Malgré la chute aux enfers du pays et des hommes, et malgré les criardes dissensions ayant miné le corps social et les solidarités millénaires, le poète garde toujours l’espoir d’un salut possible et à portée de main pour peu que l’on garde le sens des réalités et que l’on procède à une évaluation critique de notre démarche. C’est un peu le message véhiculé par certains passages :

« Mon cœur ! Un jour la situation s’éclaircira
Pour le printemps et l’été.
Notre tour viendra pour faire la fête »
Pour cela, il appelle l’artiste à chanter, libérer son cœur de la nasse qui l’emprisonne. Comme le ciel a besoin de toutes ses étoiles, ajoute-il, les hommes ont besoin de la voix de l’artiste.
Le texte de Tiregwa constitue une expérience unique en matière de composition poétique. L’imbrication des strophes anciennes avec les nouveaux ‘’matériaux’’ aboutit à une heureuse symbiose d’une densité et d’un sens qui sont loin d’un syncrétisme de façade. C’est une œuvre qui s’inscrit dans le registre des grandes chansons à textes auxquelles l’auteur de Tiregwa nous a bien habitués. Mieux, tout la production post-Tiregwa, de 1999 à 2024, confirme et illustre un ancrage littéraire et philosophique d’une œuvre aux dimensions universelles.

Amar Naït Messaoud