Dans le paysage littéraire nord-africain, le roman kabyle, bien que de création récente, s’impose progressivement comme une voix distinctive. Si son existence peut paraître modeste pour le grand public, les lecteurs avertis y découvrent des textes d’une beauté saisissante, témoignant de la richesse insoupçonnée de la langue kabyle.
Ce renouvellement littéraire s’articule autour de deux axes majeurs :
1- Une évolution narratologique marquée par l’adoption d’une narration fragmentaire et éclatée, en rupture avec la tradition linéaire.
2- L’émergence de thématiques modernes et universelles, jusqu’alors peu explorées dans les romans kabyles.
Pour illustrer cette dynamique novatrice, plongeons dans l’univers de quelques romans phares parus entre 2019 et 2023.
- Yezger asaka de Lyes Belaidi, 2019
Premier texte romanesque qui sort du contexte et du paysage kabyle. L’auteur nous plonge dans l’odyssée de Saydu, un jeune Malien de Bamako, poussé par la pauvreté, la misère et le terrorisme… à traverser le désert à la recherche d’une vie meilleure. Son destin le mène en Kabylie, où il croise d’autres personnages avec lesquels il tentera la périlleuse traversée de la Méditerranée en barque. Le roman se termine par une chute libre qui laisse le lecteur curieux d’imaginer la suite du récit.
- Tiɣri n tlelli de Farid Gueslam, 2022
Gueslam nous entraîne dans une quête haletante aux côtés de Said, parti à la recherche d’une clé mystérieuse léguée par son frère assassiné à la fleur de l’age et dérobée par un Somalien. Cette odyssée moderne le conduit de Paris aux confins de la Somalie, où il croise le destin d’autres personnages africains avant de tomber aux mains de trafiquants d’organes. L’originalité de ce cadre géographique élargi a valu à l’auteur le prestigieux prix Mohand Akli Haddadou du roman de l’Agora du livre 2022, organisée par l’association culturelle de Chemini.
- Murḍus de Tahar Ould Amar, 2022
Parce qu’on aime un romancier qui prend tout son temps pour installer son décor, son intrigue et ses personnages, ce roman est encore plus emballant que Bururu, premier roman de Tahar Ould Amar, dont « Murḍus » n’est qu’une suite. Le sujet et l’intrigue sont intéressants et évoquent une réalité accablante : celle de Moh et Dali et leur périple en France après avoir échappé de justesse aux mains des islamistes dans les montagnes de Zberber, celle de Dda Hmimi, ancien maquisard qui a fui le maquis après avoir vengé le meurtre de sa bien-aimée. Bernadette et sa tragique enfance avant de croiser le chemin de Hmimi qui l’a prise pour épouse. Celle de Levy, Batiste le Corse et Maria, tous à la recherche de la liberté dont ils sont privés dans leurs propres pays, mais qu’ils ont trouvée ailleurs. Un roman où l’humour côtoie l’ironie, à savourer sans modération.
- Tiṭ d yilleḍ de Mohand Akli Salhi, 2022**
Salhi, fort de son expertise de professeur et critique de littérature amazighe, livre ici un chef-d’œuvre récompensé par le grand prix Assia Djebbar 2022. Tiṭ d yilleḍ se caractérise par deux aspects qui font son originalité D’une part, une intrigue construite autour des feuillets manuscrits d’un amnésique cherchant à reconstituer son passé, et d’un médecin fuyant ses propres souvenirs. Entre les deux histoires, s’ajoute celle de Tawes l’infirmière/amoureuse du malade et celle de l’universitaire qui est chargé d’en faire de toutes ces feuilles un roman D’autre part, une écriture d’une grande poésie qui imprègne chaque ligne du récit. Ce roman nous invite à un voyage intime au cœur de personnages complexes, tout en portant un regard critique sur une société qui entrave la quête de soi. Une autre pépite à lire sans modération.
- Imru yundin tamrart d’Aldjia Mezwari, 2022
Dans le village kabyle des At Wessur, cinq personnes sont retrouvées successivement suspendues à un arbre. Est-ce un suicide ou un meurtre ? Si c’est un suicide, pourquoi ? S’il s’agit d’un meurtre, qui est le coupable ? Au-delà de l’action et du suspense, l’autrice nous offre une réflexion profonde sur le sentiment d’injustice et la fureur de la vengeance. Rythmé par des rebondissements inattendus, ce roman de Mme Mezwari ne marque-t-il pas une étape importante dans l’histoire de la littérature kabyle en s’imposant comme le deuxième roman policier du genre ?
- Tadist yettwaneɛlen de Zohra Aoudia, 2023
Avec une plume audacieuse et une langue empreinte de poésie, Aoudia nous conte l’histoire poignante de Razane, une Syrienne fuyant son pays natal et la barbarie paternelle. Son destin l’amène en Kabylie où elle donne naissance à Damia avant de succomber à son accouchement.
De l’hôpital à l’orphelinat jusqu’à son adoption par la famille Ifezganen, le lecteur suit en détail les fragments de vie de Damia jusqu’à son mariage. Hélas, le bonheur n’a pas trop duré et Damia a été assassinée par son mari déprimé. Un an après sa mort, le détective qui a trouvé son journal intime dans sa chambre et en guise d’hommage, a tenu sa promesse d’éditer ce journal sous forme d’un roman.
- Izen yeffer wakal de Fahim Messaoudene, 2023
Messaoudene brouille les frontières entre polar et fantastique dans ce roman captivant. Il nous plonge dans l’univers troublant d’Anir, hanté par la voix de Tira, une jeune fille de son village violée et assassinée dix ans plus tôt. Le fantôme de Tira pousse Anir à élucider le mystère de sa mort et à faire justice. Un récit haletant qui mérite amplement sa place parmi les grands classiques du roman noir kabyle.
Une littérature en plein essor
À la lecture de ces œuvres novatrices, ainsi que d’autres textes tout aussi riches, le constat s’impose : la littérature kabyle est en pleine effervescence. Son avenir s’annonce florissant, porté par des voix audacieuses qui repoussent les frontières du genre romanesque tout en restant fidèles à la richesse de leur héritage linguistique et culturel.