La littérature d’expression kabyle, toujours en chantier, vient d’être agréablement « secouée » par Tiṭ d yilleḍ. Ayen d-qqarent tewriqin (L’œil et l’orgelet. Ce que disent les feuilles), paru aux Editions Imtidad, en 2022.

D’emblée, le triptyque œil, orgelet et feuilles, interpelle les méninges. Du coup, des déclinaisons  s’invitent, avant même l’entame de la lecture qui confirmera (ou pas) la pertinence du choix du titre. Dans œil, on y « voit »  la clarté, la visibilité, la transparence, la  lumière, la réalité (voire la vérité)…
L’Orgelet suggère l’assombrissement,  l’obscurité, l’opacité, l’occultation, le repli, l’égocentrisme ….
Feuilles sont le réceptacle du non-dit, des états d’âme, de l’intime, de la délivrance, accouchement, libération…

Le profil de l’auteur aiguise aussi les appétits.  D’aucuns  sont curieux et ont hâte de découvrir  la prose  de ce technicien de la littérature,  de cet universitaire toujours sur le qui-vive et prêt à dégainer sa critique, dès qu’un nouveau-né vient égayer la bibliographie littéraire d’expression kabyle allant crescendo. Et ils sont nombreux à suivre la page facebook de Mohand Akli Salhi espérant y trouver  matière à étancher leur soif et à épaissir leur appétit littéraire. Soulignons que l’auteur de Tiṭ yilleḍ, le Professeur Mohand Akli Salhi en l’occurrence, est enseignant de littérature au département de langue et culture amazighes de l’université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou. Mais ce statut, cette compétence didactique, sont-elle le gage  d’ «une œuvre accomplie » à venir? Pas évident, autrement un moniteur d’auto-école serait systématiquement un pilote de Formule-1.

Quoiqu’il en soit,  même si l’emballage de « Tiṭ d yilleḍ » est techniquement irréprochable et qu’il montre la voie de sortie de l’ornière linéaire, il n’en demeure pas moins  que son contenu est profond, d’une profondeur  humaine épousant les contours de l’universel.  Cette profondeur ne cesse d’interpeller le lecteur, de l’inciter à marquer une halte, le temps de digérer et d’intégrer ou de réfuter une abstraction kabyle rarement invitée dans les œuvres romanesques. Par moments, le lecteur devient personnage malgré lui, il est invité à prendre part (voire, à prendre position) , à marquer son territoire dans l’espace occupé par Tawes, le malade, le médecin, le narrateur et…Mohand Akli Salhi.

En page 64, à titre d’exemple,  Les feuilles interrogent le lecteur « Wissen acuɣer ccnawi n yigenni ttweǧǧilen tiẓedt ? Wissen acimi  i tt-ttlen deg ubeḥnuq n lmektub ? Wissen i wacu i tt-ttaran kan akkin i uḍref n tudert ? Wissen ayen i as-fkan tansa akkin i umnaṛ n temḍelt ? (Pourquoi les chants du ciel  « excluent » la douceur ? Pourquoi ils l’ont emmaillotée dans le tissu du destin ? Pourquoi ils l’ont  mise à l’écart de la vie ? Pourquoi l’avoir située au-delà de la tombe ?).  Cet extrait n’est qu’un petit aperçu d’une plongée quasi continue dans les tréfonds. Pour Paul Valéry, « Le style, pour l’écrivain aussi bien pour le peintre, est une question non de technique mais de vision ».  La vision de Tiṭ d yilleḍ, donc de l’auteur,  exclut le collectif  et focalise sur l’individu. Là une rupture  est marquée avec le « je » qui n’avait le droit de cité  que dans la collectivité. Après « Tit d yilleḍ »,  Mohand Akli Salhi n’a le droit que de pousser la barre encore plus haut et reconfirmer que le ungal d’expression kabyle n’est pas à la littérature  ce qu’est garantita à la gastronomie.

Tahar Ould Amar