«Que vous ne soyez pas, ô gens de maintenant, comme un arbre auquel on a coupé les racines ! Au départ son feuillage est vert, brusquement il jaunit et tombe. Un arbre sans racines est condamné à mourir. Que vous ne soyez pas, ô gens de maintenant, des arbres sans racines ! Car la science même si elle suit le temps, elle n’est pas liée à lui par une corde insécable. D’une époque à l’autre, la connaissance change, mais la science demeure. D’une époque à l’autre, ce qui évolue dans la science c’est l’aspect superficiel, non pas le fond interne.

Car, deuxièmement, ô Kabyle, la science n’est pas seulement un héritage, ce n’est pas un terrain plat entouré de murs. L’objet de la science est de progresser. Si tu lui mets une bride, tu la tues»

Aliche, Sadi, Mezdad, les premiers romanciers, mais aussi beaucoup d’autres étudiants qui, plus tard, libéreront la parole printanière, s’étaient abreuvés à la source la plus pure : Mouloud Mammeri. Pureté imperturbable qu’aucune eau trouble ne réussira à dévier «du sens de la libération de son peuple».

Alors que les pouvoirs enfonçaient le clou du mensonge ethnologique, Mammeri réhabilitait les vérités et donnera à son peuple «sans écriture la possibilité d’échapper enfin de la malédiction». (Dans préface de Asfel).

Ses vérités et convictions seront partagées par les jeunes étudiants qui venaient suivre ses cours de berbère, animés bénévolement jusqu’en 1973 à la faculté d’Alger. L’homme libre qu’il était ne s’encombrera pas des inepties interdisant ses cours. Ses rapports avec le pouvoir étaient clairs : «… Tu n’acceptais aucune contrainte, aucun boulet à ton pied, aucune laisse à ton cou. Tu étais par excellence un homme libre. Et c’est ce que «Amazigh» veut dire » . Mammeri avait mieux à faire : aménager sa langue. Il lui offrira, en 1976, une grammaire, Tajerrumt n tmazight, tantala taqbaylit (Grammaire berbère, variante kabyle).

Quatre années plus tard, un lexique moderne (néologie) : Amawal tamazight-français (Lexique tamazight-français). Ces deux œuvres monumentales seront des références aux générations à venir. Aujourd’hui encore pas un auteur d’expression kabyle, pas un enseignant ne peut s’en passer.

Depuis Tajerrumt n tmazight, beaucoup d’ouvrages participant à l’aménagement du berbère ont vu le jour. Leurs auteurs sont ceux-là mêmes qui avaient le mieux digéré : «…ne mets pas une bride à la science ! Emmène-la là où sa capacité la fait parvenir ! Si c’est vers la lune, laisse la science monter sur la lune ! Si c’est vers les étoiles, ouvre-lui la voie des étoiles ! Si son objectif est la compréhension du monde et de ce qui existe, laisse la science saisir le monde ! (…). La science est maintenant dans le livre » .

Tabrat trouve écho parmi une génération exceptionnelle. Chaker, Chemim et Ramdane Achab, entre autres, s’attellent à «mettre la science dans le livre». A tire d’exemple, en 1996, Ramdane Achab met à la disposition de l’aménagement de la langue La néologie lexicale berbère : 1945 – 1995. Deux décennie après, Achab ne lâche pas, il revient avec L’aménagement du lexique berbère de 1945 à nos jours.

Le besoin d’offrir des livres à tamazight allant crescendo, Achab mettra sur pieds une maison d’édition. Lancée en 2009, les Éditions Achab accordent un intérêt tout particulier au domaine berbère.

En 1969, bien avant les incontournables Tajerrumt et Amawal, Mammeri avait amorcé chez le plus large public l’éveil de la conscience littéraire kabyle en proposant à la bibliographie, encore pauvre, Les Isefra de Si Mohand Ou M’hand. Yenna-yas Ccix Muḥand – Cheikh Mohand a dit :… est l’ouvrage qui lèvera le voile sur une facette insoupçonnée dans notre culture : l’abstraction, le spirituel, voire la philosophie

Avril 80, c’est encore Mammeri qui, sans le vouloir ni le chercher, sera à l’origine de l’éclosion du Printemps berbère.

Un zélé aux ordres de la négation, comme il y en a encore aujourd’hui, s’attaquera à Mammeri, l’homme par qui le meilleur arriva. L’homme pur répond :

«Vous me faites le chantre de la culture berbère et c’est vrai. Cette culture est la mienne, elle est aussi la vôtre. Elle est une des composantes de la culture algérienne, elle contribue à l’enrichir, à la diversifier, et, à ce titre, je tiens (comme vous devriez le faire avec moi) non seulement à la maintenir mais à la développer».

«C’est dans le sens de sa libération que mon peuple ira». C’est en fait, faut-il encore le rappeler, suite à l’interdiction de la conférence qu’il devait animer à l’université de Tizi-Ouzou que s’éclata la révolte d’avril 1980. La suite est connue par tout le monde. En fait, ce n’est pas la première fois que Mammeri soit interdit de conférence. C’est du moins ce que nous fait apprendre Nadjia-Lacete Tigziri dans son mémoire de DEA, « relecture de la Colline Oubliée de Mouloud Mammeri », citant Charles Bonn et son ouvrage : Littérature et oralité au Maghreb. Hommage à Mouloud Mammeri,  in Itinéraires et Contacts de Cultures . Vol 15 . 16 . 1° et 2° semestre 1992. L’Harmattan, 1993.
« En 1992, un hommage était rendu par l’Université d’Alger et celle de Paris-Nord que publiait la revue Itinéraires et Contacts de Cultures. Dans le texte d’ouverture Charles Bonn informait qu’en 1974, l’Université de Constantine, où il enseignait, s’est vu refuser la tenue du colloque international sur les Littératures et expression populaire au Maghreb actuel qu’elle organisait: On peut dire à présent que ce colloque fut interdit au tout dernier moment, en partie à cause de la communication que devait y faire Mouloud Mammeri sur la Littérature kabyle ancienne. Ce fut du moins cette communication qui servit de prétexte à la campagne de presse devant aboutir à l’interdiction, camouflée pudiquement en « Report » ».

Moins d’une une vingtaine d’année après la disparition «du chantre de la culture berbère» et trente-sept années après l’éclosion du premier bourgeon berbère, tamazight, le kabyle tout particulièrement, investit des instituts, des maisons d’édition, la constitution et, surtout, les consciences et les cœurs d’un peuple décidé à aller «dans le sens de sa libération».