Sur le roman (en) kabyle
Un peu plus d’une soixantaine d’année de création romanesque en kabyle. Une création grandissante et novatrice. Il n’est pas important de la mesurer du point de vue quantitatif. L’émergence et l’évolution de l’expression romanesque, avec leur originalité et spécificité, sont plus rentables à observer et à valoriser.
Aussi bien au plan méthodologique, c’est-à-dire tous les points de vue analytiques et critiques, qu’au plan économique (le roman comme une valeur marchande), les regards sur cette pratique littéraire ne sont/seront vraiment pertinents qu’à la condition de se situer principalement et prioritairement sur le plan culturel et esthétique. La valeur est donc dans la transformation, le renouveau et la modernité. J’ai même tendance à penser qu’autrement l’entreprise n’est que négociation, peut-être justifiée par moment mais suffisamment compromettante par les postures comparative et évaluative.
Pour rester dans ma logique, le roman kabyle (celui écrit en kabyle) connait, suivant les textes que j’ai pu lire jusqu’à présent avec la perspective qui est la mienne, trois grandes orientations d’écriture me paraissent détectables. Le lecteur est tout à fait libre d’apprécier l’une ou l’autre et, cas extrême mais possible, d’en valoriser ou d’en stigmatiser l’une ou l’autre.
La première orientation présente ce roman comme une écriture compacte et focalisée sur le thème (histoire) principal(e). Les aspects touffu et dense de l’écriture procurent une dimension sympathisante du personnage principal (il y a quasi-généralement focalisation sur un personnage sympathique et structurellement en évolution positive et proche du lecteur du point de vue identitaire) et, généralement, une linéarité de l’intrigue. Les textes qui formalisent cette orientation sont entre autres : Askuti de Sadi, les trois textes de Zenia (Tafrara, Iɣil d wefru, Aẓar n tagut) , les textes d’Ahmed Nekkar (Yugar Ucerrig Tafawet, Gar zzebra d yifḍisen), les deux textes de Koudache (Aɛecciw n tmes, Tamacahut taneggarut), le texte de Belaidi (Yezger asaka) des textes respectivement de Zohra Aoudia (Tiziri) et de Zohra Lagha ( Tameddit n wass), tous les textes d’Omar Oulamara (faut-il rappeler sa tendance à la focalisation sur la substance historique des histoires), les textes de Youcef Achouri, etc.
La seconde orientation concerne l’écriture fragmentaire et éclatée. Cette écriture présente une esthétique faite d’une présence discontinue des histoires racontées et d’une juxtaposition de scènes narratives qui, dans l’ensemble, propose une sorte de tableaux (re-)composés à partir d’éléments éparses. C’est en ce sens qu’elle je la qualifie de picturale. Tous les textes de Mezdad sont exemplaires de cette écriture. Personnellement, je vois cet auteur comme un chef de fil. Les deux textes de Tazaghart, Inig aneggaru mais surtout Nayla, font partie aussi de cette catégorie. J’y insère aussi dans cette dernière les textes d’Aliche, Asfel, le texte de Dihya Lwiz (Gar igenni d tmurt), le texte Timlilit n tɣermiwin de Djamel Benaouf etc. Les digressions narratives et parfois des commentaires assez longs, l’existence de histoires secondaires et des descriptions de plusieurs nature participent grandement à la mise à part de ces textes en catégorie stylistiquement marqués.
La troisième orientation, faite un peu comme un compromis entre les deux premières, consiste à voir dans cette écriture une sorte de focalisation discontinue d’une histoire unique. Là, je pense notamment au texte de Hasane Halouane, Adrar ay uccen, à Asebbaɣ de Hocine Louni, à Tifawtin de Jedjiga Anaris, à Tiɣersi de Mohand Ait Ighil, à Tiyita n tmeddit de Samir Tighzert et Bururu de Tahar Ait Amer, et évidemment au somptueux texte de Boualem Rabia, Nnig usennan et au captivant texte de Mourad Irnaten, Madrus. Les textes Kawiṭu de Zimu, Nna Ɣni de Laceb, Amsebrid de Chabha Ben Gana, ceux de Rachida Bensidhum (Lḥif d usirem et Icenga n talsa), les textes des frères Khalifi (Iḥulfan d Lkaysa Khalifi et Asdawan deg urebbi n wussan de Mehenna Khalifi) sont plus proches de cette catégorie de texte notamment par cette tendance à la narration linéaire et focalisation sur le personnage principale entrecoupée par le discours commentatif et descriptif.
Evidemment, il y a dans ma lecture une sorte d’essentialisation qui peut déranger. J’en suis conscient. L’aspect panoramique recherché dans l’écriture romanesque (en) kabyle est, en partie, la cause. Mais bon, il faut bien engager le débat ; et à défaut le provoquer. Toutefois, je ne pense pas qu’il est inutile de mentionner, pour terminer cette présentation sommaire et orientée, que la contestation, aussi bien politique que sociale, est une constante qu’il faut bien prendre en considération dans la caractérisation de ce roman. Esthétique de la contestation, poétique de l’Identitaire et sublimation du personnage (notamment avec caractérisation identitaire positive) constituent l’essentiel de l’écriture romanesque kabyle.