Minorée et enlisée dans l’oralité, la variante kabyle de tamazight devra son salut scriptural à un éveil de conscience qui, dans les années 20 et sans s’arrêter franchement sur l’aspect linguistique, soulevait déjà la question de la problématique identitaire. Des militants, et pas des moindres, payeront de leurs vies la remise en cause de l’esquisse qui deviendra plus tard « constantes nationales ».
Ceci étant, le kabyle (la langue), et pour des considérations obéissant à l’impératif de mieux connaitre et donc mieux maitriser la société colonisée, suscitera de l’intérêt auprès du colonisateur. Ce qui impliquera l’ébauche d’un aménagement de la langue et une relative production écrite. Les Pères Blancs en étaient essentiellement les plus impliqués. Ce travail accompli par les Peres Blancs, et les culturalistes selon Chaker (Boulifa et autre Ben Sedira) est une matière inestimable que l’on exploitera plus tard et permettra aux « militants » à venir à affuter leurs plumes.
Le roman est sans aucun doute le genre littéraire qui donne une meilleure visibilité à la langue kabyle et la conforte dans ses « prétentions » à remplir toutes les fonctions. Le kabyle, encore en chantier, s’essayera à ce genre littéraire narratif distingué du mythe par son attribution à l’auteur. Et parce qu’il s’agit de « roman kabyle », c’est-à-dire écrit dans une langue non consacrée (à l’écrit), les profils des auteurs impénitents qui ont osé le sacrilège est intéressant à connaitre.
Bélaid At Ali et Lwali n wudrar
Bélaid At Ali, de son vrai nom Izarar Bélaid est le tout premier auteur à avoir osé un roman en kabyle. Il naquit en 1909, à Azrou Kelall , une localité de Michelet en Haute-Kabylie. Il mourut, en 1950, dans un hôpital de l’ouest du pays à l’âge de 41ans. Son court passage sur terre fait d’errance saupoudrée de Proust et « d’absinthe » ne faisait pas de lui, à priori, l’auteur du premier roman kabyle qui plus d’un demi-siècle après sa mort continue à susciter un intérêt, universitaire tout particulier. Pourtant, cela advint !
Alors qu’il peaufinait ses « cahiers », Bélaid At Ali avait-il seulement conscience qu’il s’engageait et engageait sa langue maternelle, sous le regard encourageant du Père Degezelle, dans une aventure admirable ? Peut-être pas. D’ailleurs au Père Degezelle qui l’invitait à écrire en kabyle : « le français c’est bien, mais, si nous nous occupions de votre langue ? Si vous me racontiez quelque chose en kabyle… Si vous me mettiez par écrit quelqu’une de ces timucuha qui viennent de si loin…», il répondait : « Mais le kabyle ne peut pas s’écrire ? ».
Quelle id ée se faisait-il donc de sa langue, lui que Degezelle décrivait comme suit : «Il parlait un français précis, aisé, pittoresque ; ni son physique, ni son langage, ni sa manière d’être ne laisser deviner son origine kabyle. Je lui fournis de la lecture : les ouvrages d’histoires et de psychologie avaient, disait-il, ses préférences. Il avait déjà lu pas mal de Proust ; il savait apprécier un roman de façon profonde, précise et sûr. »
Dans l’une de ses correspondances à Degezelle, Bélaid At Ali nous permet d’avoir une idée sur son appréciation du kabyle : « Je suis kabyle, bien sûr, mais cela ne m’empêche pas que c’est en français, et toujours en français que je pense, que mes idées se conçoivent et naissent… Une langue kabyle en latin ? Je veux bien et… je souhaite la réussite… mais pour ce qui me concerne, j’aime mieux vous le dire franchement :… Je préférerais gouter tout de suite aux joies que l’on peut trouver dans ce même latin, par conséquent… me perfectionner en français… J’attends avec impatience le moment où je me retrouverai seul pour me plonger dans le Turenne de Weygand que vous m’avez apporté… »
Ce scepticisme franc ne l’empêchera cependant pas de donner vie à Lwali n wedrar. Cette œuvre est née de l’appropriation des contes du terroir que Bélaid At Ali avait revisités avec une technique narrative complexe. A travers « Buleghtut » et « Tadadect », personnages de clé l’œuvre Bélaid At Ali se plaisait à décortiquer, voire à tourner en dérision, les croyances de la Kabylie de son époque. Il s’en amusait et le lecteur ressent qu’il éprouvait un malin plaisir à caricaturer Buleghtut. Ce qui porte à croire que sceptique au départ, l’auteur aurait fini, dans le feu de l’action, par trouver gout à « proser » dans sa langue maternelle, voire à prendre conscience que le kabyle pourrait disposer d’un écrit. Bélaid At Ali n’était sans doute pas ce Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir. Aujourd’hui son œuvre à fasciner et à intriguer les chercheurs.
Rachid Aliche et Asfel
Trois années après la mort de Bélaid At Ali, dans un hôpital à Mascara, naquit Rachid Aliche (1953) à Taguemount Azouz en haute Kabylie. La question berbère s’était immiscée dans le débat et interpellait le mouvement national, dès la création de l’Etoile Nord Africaine. Les voix des militants kabyles porteurs de la revendication seront vite étouffées par les architectes de l’Algérie arabo islamisme à venir.
A l’indépendance de l’Algérie sans tamazight, Rachid Aliche avait neuf ans. Bruit de bottes à L’ouest. Porté au pouvoir, Ben Bella assénait son triple « Djazair Arabia (l’Algérie est arabe) ». Aliche, tout comme les jeunes kabyles de sa génération, se sentait brutalisé et refusait cette incohérence sociolinguistique qui continue à tenir la route. Physicien de formation, il s’intéressera à l’ethnologie, la sémiologie, les lettres et langues. Ainsi immunisé contre la triple forfaiture amorcée par Ben bella, Rachid Aliche s’engage, écrit Dr Dahbia Abrous, « dans la mise en place d’un dispositif extra institutionnel offrant à l’enseignement du berbère des possibilités de concrétisation ».
Nacira Abrous enseignante à Aix En Provence écrit à propos de son passage à la radio : « Son parcours à la radio (Chaine II.) entre 1990 et 1999 cristallise sa réflexion entre l’engagement concret et l’urgence d’une contribution pouvant bénéficier au plus grand nombre d’apprenants de cette langue qu’ils soient natifs ou pas. Le nombre considérable d’émissions diversifiées : enfantines ludiques, culturelles et littéraires. Il intervenait à des créneaux différents en fonction des publics ciblés. A ce titre, il constituerait, à lui seul, un objet de recherche très pertinent. Pour ce qui concerne les émissions pour enfants, elles étaient structurées autour d’une préoccupation essentiellement didactique et pédagogique : chaque vendredi en est un exemple concret »
Bien avant son passage à la radio, Rachid Aliche engage sa langue dans un nouveau genre littéraire, et qui plus est, cerise sur le gâteau, dans le sillage du Printemps Berbère. Asfel parut en 1981. A ce moment là, le genre de Lwali n wedrar n’étant pas encore définit, voire pas connu, Asfel de Aliche était accueilli comme le premier roman kabyle.
Asfel de Rachid Aliche « brise le mutisme millénaire de l’oralité et signe l’acte de naissance d’un genre nouveau dans la littérature kabyle : le genre romanesque », écrit à ce propos Dahbia Abrous, en 1987, dans Berbère, une identité en construction.
Dans notes critiques, l’universitaire écrit : « Asfel est le roman de l’éclatement dans lequel la quête prend une dimension obsessionnelle. Cette cassure qui mène le héros jusqu’aux confins du délire et de la folie, est à l’image de l’éclatement que vit le pays : Tamazgha. Cette situation est très bien rendue par la métaphore de l’amphore brisée, donc incapable de contenirson eau. Pour rassembler les morceaux (iceqfan), la quête dépasse de loin la Kabylie et rejoint Tahert(Tiaret), Γadames (Ghadames), Tuggurt (Touggourt), etc. Cette quête est symbolisée par la poursuite effrénée, débridée, d’une image féminine (Nettat : « Elle »), objet d’amour, innomé, inaccessible. On notera, ici, une ressemblance frappante avec Nedjma de Kateb Yacine : thème de la quête éperdue, incarnation de l’Algérie pour Kateb, de la berbérité pour Aliche, dans un personnage féminin (Nedjma, Nettat), complexe et inaccessible. Dans ce roman d’Aliche, l’imbrication entre le mythe et l’Histoire est aussi d’une grande richesse et d’une grande densité. »
Said Sadi et Askuti
En 1947, est né Said Sadi à Aghribs, en kabylie maritime. Adolescent, il était déjà conscient du déni linguistique que sa kabylie subissait. Très jeune, il est renvoyé du lycée pour avoir refusé de traduire une pièce de théâtre à l’arabe. Said Sadi annonce tôt son refus du déni et sa prédisposition à le combattre.
Etudiant en médecine, il engage son identité dans l’activité culturelle. La détermination de Sadi et de ses camarades impliquera la naissance du légendaire MCB (Mouvement culturel Berbère). Conscient que l’implication du politique est incontournable pour faire aboutir son combat, il rejoindra le FFS en contre partie de la prise en charge de la revendication culturelle par le parti.
Said Sadi jouera un rôle important lors des événements d’Avril 1980, l’une des rares dates à faire l’unanimité à l’échelle de la Kabylie. Ce que plus tard l’histoire retiendra et qualifiera comme Printemps Berbère vaudra à Said Sadi d’être parmi les 24 à être présentés devant la cour de sureté de l’État à Médéa.
En 1989 nait le RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie). Said Sadi en sera le secrétaire général, puis Président jusqu’en 2012, date à laquelle il décide de se retirer de la présidence du RCD et devenir simple militant.
Said Sadi est l’un des rares hommes politiques algériens que la culture a conduit au politique. Il est l’un des rares hommes politiques à avoir produit, à avoir joint le discours au scriptural. Sa première production date de 1982. Et il n’est pas étonnant qu’elle fût un roman d’expression kabyle : Askuti .
Le roman paraitra dans le sillage des événements d’Avril 80. Il se voulait le témoin de son temps, témoin d’un fragment de l’histoire de la Kabylie dont l’auteur avait été acteur. Meziane, le personnage principal de Askuti est un flic kabyle. Il se retrouve en mission en kabylie pour réprimer les étudiants révoltés du Printemps Berbère. Le pouvoir central le met dans une position inconfortable : aller à contre sens de ses principes et de ses idées. Il se retrouve donc dans la situation de « beaucoup plus à plaindre qu’à blâmer ». Son père, vieux kabyle imprégner de taqbaylit, le renie. Etat d’âme perturbée, le policier finira par démissionner. C’était la délivrance pour lui. Un regret cependant : il se ressaisit, après la mort de son père.
Askuti décrit les différents profils impliqués dans les évènements : le flic, le tortionnaire, le renégat (le kabyle de service), la femme courage, le militant. Parmi les personnages du roman, Askuti retient le profil d’un policier arabophone, ami de Meziane. Ce personnage traduit, à notre sens, l’incompréhension de l’arabophone algérien et son étonnement devant le diversement de tant de haine à l’endroit du kabyle.
Amer Mezdad et Iḍ d wass
Amer Mezdad est, sans aucun doute, le romancier d’expression kabyle le plus prolifique. Il est surtout l’auteur qui a permis « l’ancrage » du genre romanesque dans la littérature Kabyle. Né en 1958, Mezdad est de cette génération de jeunes kabyles qui écloront le printemps. Tout comme Aliche, Sadi et d’autres militants de la question identitaire, il mettra toute son énergie au service de la culture. Dans la préface de Iḍ d wass, Sadi souligne combien Mezdad, son « compagnon d’arme » était timide. Cependant, la force de ses convictions aura raison de sa timidité et montera sur scène interpréter un rôle dans Mohamed prend ta valise de Kateb Yacine. « Ma ilaq ad newwet urar ad t-newwet (s’il faut jouer du tambour, je le ferai)», affirmait Mezdad.
Dans la discrétion légendaire qu’on lui connait, loin des feux de la rompe dont il semble avoir horreur, Amer Mezdad fait avancer à grand pas la littérature Kabyle. Iḍ d wass, son premier roman paru en 1990 emboite le pas à une trilogie ( Iḍ d wass, Tagrest, urɣu et Ass-nni ).
Muhend-Améziane, personnage central de Iḍ d wass, et sa mère nous les retrouverons dans les romans qui suivront. D. Abrous écrit à propos du thème de l’éclatement qui qui sous-tend la production romanesque : « …les héros de ces romans sont des hommes en crise dans une situation de crise. ( …) Dans le roman d’Amar Mezdad, Iḍ d wass (Mezdad 1990), c’est la frêle silhouette de la vieille mère qui assure le lien entre hier et aujourd’hui, le village et la ville, c’est elle qui assure la permanence entre ces profondes fractures, évitant ainsi l’éclatement. Cette thématique, bien que très actuelle, prend solidement ancrage dans la symbolique berbère. C’est cette capacité de se projeter dans l’avenir sans se déraciner qui fait l’originalité de la littérature kabyle aujourd’hui. »
Salem Zénia et Tafrara
Né en 1962 à Fréha, Salem Zénia, aura 18 ans en 1980 et donc la fougue nécessaire pour s’impliquer dans la dynamique printanière. Il s’engage dans l’action culturelle et intègre le MCB qu’il quittera en 1994. Il suivra une formation de journaliste et coordonnera par la suite le supplément en tamazight de l’hebdomadaire Le Pays/ Tamurt. En 1998, il fonde la revue Izuran .
Après Bélaid at Ali, Rachid Aliche (Asfel et Faffa, en 1986), Salem Zenia publie en 1995 Tafrara, le sixième roman que comptait jusque-là la bibliographie kabyle.
Dr. S. Chemakh écrit dans une étude qu’il a consacré à Tafrara : « Il s’agit d’une description de la société kabyle des années 80. Le personnage principal, Yidir, n’est pas seulement pris dans les mailles d’une passion amoureuse mais aussi dans une crise sociale et surtout une crise identitaire. S’il s’interroge sur la façon de survivre en tant qu’Amazigh au sein de l’Etat-nation qu’est l’Algérie, il s’interroge aussi sur les moyens de résister à l’islamisme politique. Zenia reconnaît que certains faits vécus par Yidir sont autobiographiques. Comme il reconnaît l’influence indirecte de Mammeri, Féraoun et Yacine, celle des écrivains français du XIXe ou d’écrivains américains tels que Faulkner… Il affirme vouloir décrire la Kabylie, pas celle de Mammeri ou de Féraoun, mais celle des années 80, la sienne, celle qu’il vit tous les jours. »
Lynda Koudache et Aεecciw n tmes
Il faut attendre plus d’un demi-siècle après la parution du premier roman kabyle, pour qu’une plume féminine s’aventure dans ce genre littéraire. Lynda Koudache sera cette femme, la première, à relever le défi. Cette artiste autodidacte (elle est aussi sculpteuse) et amatrice de poésie (auteure de trois recueils : Comme une forêt de mots dits, 2001, L’aube vierge, 2003, Lliɣ uqbel ad iliɣ, 2005) impliquera sa sensibilité féminine dans la texture de son roman Aεecciw n tmes paru en 2009.
La femme et la misère qu’elle subit y est omniprésente. On y décèle une colère étouffée, une sorte de féminisme résigné. Lynda Koudache décrit la femme victime sans pour autant se lâcher contre cette injustice, sans « coup de gueule » .
Dans une fiche de lecture consacré à la première romancière kabyle, Dr. Chemakh écrit : « Le titre a lui seul est évocateur. Aεecciw désigne, en kabyle, une cabane construite avec du bois, du moellon ou du pisé et servant d’abri aux voyageurs en détresse, aux inconnus cherchant refuge pour fuir les bourrasques et les neiges dans les champs. Times, le feu, c’est cette énergie en incandescence source de chaleur et de lumière».
Aεecciw n tmes n’est autre que cette petite demeure offerte par Dda Saâid à Fatma une orpheline maternelle et sa tante Nna Cabha deux femmes errantes, ne sachant plus à quel saint [se] vouer depuis qu’elles ont quitté leur village.
Le charme et la grâce de Fadhma ne laisseront pas Larbi fils de Nna Ldjuher et de Dda Saâid indifférent. Il succombera aux feux de l’amour. Il ne vivra que pour aimer et être aimé par Fadhma. Mais c’est non sans compter sur la jalousie de sa tante maternelle Yamina qui rêve depuis longtemps de le voir uni à sa fille Chrifa. Ldjouher a un allié de taille, sa sœur Yamina qui, obnubilée par les lieux familiaux, acceptera de recourir aux philtres d’une sorcière pour empoisonner Fadhma alors qu’elle était enceinte de Saïd le fils de Larbi… nous voilà donc placés dans cet univers de lutte, typiquement féminin, seule une écrivaine comme Lynda Koudache peut en parler. Les jalousies, les intrigues des femmes kabyles, les complots, les alliances… pour continuer à régenter la vie des hommes dont nous la savons monnaie courante.
Pour présider à la destinée des hommes, les femmes recourent à tout type de subterfuges dans cette société traditionnelle. Et elles réussissent. La domination masculine n’est qu’apparence. Apparence mais obligation car pour maintenir sa position dans son groupe traditionnel, le kabyle doit s’y conformer. Certes, ce modèle tend à disparaître mais le processus est lent, très lent. »