Cette œuvre, rédigée en kabyle par un professeur de tamazight exerçant à Larbaa Nat Iraten (dont il est originaire), a ceci de particulier qu’il s’agit d’un roman dont le héros est un Subsaharien, ce qui est une nouveauté dans la littérature kabyle contemporaine.
D’abord, un résumé incitatif car j’engage chaudement le lecteur et la lectrice à se procurer ce livre qui vaut son pesant d’arachides (ou de pistaches, si vous préférez). C’est l’histoire d’un mec. D’un jeune mec, Sayddu Maiga, originaire d’un pays qui fut un grand royaume et qui n’est plus, hélas, que l’ombre de lui-même.

C’est un fils du pauvre. Comme le Fouroulou de Mouloud Feraoun. Qui mise sur les études pour sortir de sa condition mais qui est poursuivi par la guigne. Un jour, pourtant, il reçoit une réponse positive à une candidature qu’il avait posée des années auparavant auprès d’une entreprise internationale établie à Bamako. Tout semble enfin sourire à notre jeune homme. Cependant, la tragédie veille dans cette zone du Sahel où le terrorisme islamiste a élu domicile après les revers subis en Algérie. Une attaque décime le personnel de la compagnie ; Sayddu en réchappe miraculeusement et le voilà en route vers le Nord.

Ayant traversé la frontière, il séjourne un temps dans le Sahara, pousse vers les Hauts-Plateaux où il vivra nombre de mésaventures avant d’atterrir en Kabylie où il parviendra à gagner sa vie en louant ses bras sur des chantiers de construction. Il se trouve que le vieux monsieur, Ba Moh, qui l’emploie a une fille, quadragénaire et au comportement quasi-autistique. Dès que les yeux de cette dernière se sont posés sur Sayddu, la voilà qui reprend goût à la vie, fantasmant jour après jour sur ce nouveau venu dont la forte musculature et la beauté ont jeté le trouble dans son âme. Et ce qui devait arriver arriva, à son initiative, à elle, il faut le préciser. A ce stade du récit, le lecteur sera gratifié d’une scène d’amour charnel pas piquée des hannetons. Irréaliste au regard du conservatisme des Kabyles ? Peu probable dans le contexte villageois où les amours extra-conjugales engendrent vendettas et tragédies ? On peut se poser la question en gardant toutefois à l’esprit que le texte que nous avons entre les mains est le produit de l’imagination de l’auteur.

Fiction et réalité. Réalité et fiction. Si loin, si proche. Jouent à cache-cache. On dit que, parfois, la réalité dépasse la fiction. On dit que, parfois, un tableau est plus vrai que nature. Je voudrais vous narrer une anecdote où la réalité se contente de rejoindre la fiction… à moins que ce ne soit la fiction qui se prolonge dans la réalité.

Suivez-moi. Cela se passe vers la fin de mon dernier séjour au pays, en ce mois de Mai de l’An de Grâce 2023. Je suis à la Gare routière de Béjaia (Bgayet, pour les intimes). Je monte dans le minibus de Sidi-Aïch. Je m’installe devant, juste derrière le siège du conducteur. A ma droite vient de s’installer un jeune Subsaharien. A sa droite, à lui, une jeune femme voilée. Qui ne tarde pas à lui adresser la parole. Nous ne sommes pas dans le métro parisien ou londonien ou newyorkais, pardi ! Ici, on parle ; ici, on se parle. Juste pour parler. Peut-être pour oublier le mal-être social. Pour sympathiser et plus, si affinités. J’ai dit que la jeune femme était voilée. A quoi sert le voile ? Que cache-t-il ? Que dévoile-t-il ? Toujours est-il qu’il n’a pas empêché la belle de deviser aimablement avec le jeune homme dont on apprendra bientôt qu’il a quitté son cher Mali pour poursuivre ses études chez nous, là au bord de la Méditerranée (Agrakal, pour les intimes). Avec le secret espoir de pousser plus haut un jour, vers la Terre promise ?

Lorsque la jeune femme descend, au prix de quelques belles figures de gymnastique, l’étudiant se tourne l’air de rien vers moi alors que j’étais en train de lire (je vous ai dit qu’ici on se parle je ne te dérange pas je t’offre mes mots je t’offre ma sympathie) :

– Vous êtes un vrai Kabyle, vous.
– Ah bon ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
– Votre bouquin, là ? Il n’est pas écrit en kabyle ?
– Affirmatif. Mais comment le savez-vous ?
– Grâce à des camarades de fac. Je voyais des bouquins écrits en caractères latins sans être du français ni de l’anglais ni de l’espagnol… Les copains m’ont appris qu’on écrivait le kabyle avec des lettres latines plus deux lettres grecques.
– Et ils ne vous ont rien dit des tifinaghs ?
– Les tifinaghs, je connais.
– Des copains touaregs ?
– Voilà… C’est quoi votre bouquin, alors ? De quoi ça parle ?

Il se trouve que je venais d’entamer la lecture du premier livre publié par la chanteuse et écrivaine Tilyuna Su : « Asikel ». Cependant, c’est d’un autre opus que j’allais l’entretenir. Je plonge ma main dans mon sac et en retire « Yezger asaka » dont j’avais lu les dernières pages deux heures auparavant à la Brise de Mer (la Promenade des Anglais, version bougiote). Je lui résume à grands traits le parcours de Sayddu Maiga, son compatriote (de papier) et je vois s’épanouir sur son visage un sourire amusé teinté d’étonnement. Lorsque j’en arrive à la fin, le sourire s’estompe. Sayddu et son compagnon de traversée, Mennad, sont sur le point d’aborder les côtes de l’Europe méridionale, ce pays de cocagne, lorsque leur frêle embarcation commence à prendre l’eau. La fin est ouverte, certes, mais on subodore la tragédie. S’ensuit alors dans le minibus une discussion sur l’Afrique. Son retard. Les turpitudes de ses dirigeants. Le mal-être de sa population. De sa jeunesse, singulièrement. Face à tout ce chaos, l’étudiant me déclare le plus naturellement du monde :

– Heureusement que la mort est là. Autrement, les anciennes et les nouvelles générations seraient les unes sur les autres et la planète sens dessus-dessous.
– Sens dessus-dessous, elle l’est bel et bien, notre pauvre planète. Mais revenons à votre idée de la mort. De la mort comme service de nettoyage en quelque sorte. C’est pas du fatalisme, ça ? Là-haut, dans cette Europe où je vis depuis quelques décennies, les gens font des blagues sur la mort. C’est à la vie qu’ils sont attachés, c’est leur vie qu’ils s’emploient à améliorer. Chez nous, en Afrique, la vie, on cherche à s’en débarrasser et on glorifie la mort.
– Non, c’est pas tout à fait ce que je voulais dire, monsieur : on cherche à fuir sa vie pour une vie meilleure, c’est tout.
– Et votre vie est meilleure ici, en Algérie ?
– Mon pays me manque mais je suis content de découvrir autre chose.

Sidi-Aïch. Tout le monde descend. On se serre la main. Il a affaire en ville ; j’ai un autre minibus à prendre pour grimper jusqu’à mon village de montagne, là-haut chez les At Waghlis. Il connaît. Il semble tout connaître de la Kabylie. Ne lui reste plus qu’à apprendre à déchiffrer le kabyle pour lire « Yezger asaka » dans le texte et, pourquoi pas, le traduire un jour dans sa langue maternelle. Et la boucle serait bouclée. Inaccessible rêve ? Passons.

L’Algérie. Le Mali. L’Afrique. L’Europe. La vie. La mort. Le rêve. La réalité. La fiction. Sarabande qui donne le vertige. Mises en abyme. Abîmes d’angoisse et de perplexité. Abîmes de réflexion. Le sens qui se plie et se déplie. Le monde, un kaléidoscope géant.

Sur ce, je vous salue car ma plume vient de casser et ma chandelle est morte. Je vous laisse et vous dis à d’autres voyages peut-être.

Idir AMER
Yerres-Paris, 26-27 Mai 2023