Les temps sont durs
De nouveau les horizons semblent bouchés
Encore et toujours cette satanée chape de plomb
Tu nous manques terriblement
Tu nous manques ô combien Mohia
Nous manque ton sourire malicieux
Nous manque ta perspicacité
Nous manque ton humour caustique
Nous manquent tes coups de sang
Nous manquent tes coups de gueule
Ce 5 juin je t’ai écrit une missive en vers et en kabyle : « A Muḥya wi k-id-yerran ». Dès la première strophe, je m’aperçois que je ne fais, en réalité, que réitérer un geste, celui de Slimane Azem :
Si Muḥend wi k-id-yerran
Ad twaliḍ zzman
Ma a k-ɣaḍen widak yettrun
Le La Fontaine des Iwaḍiyen en appelait ainsi au Prince des poètes kabyles, cherchant un peu de réconfort face aux turbulences de son époque. Quelques décennies plus tard, en ce 21ème siècle qui n’est pas moins troublé, j’en appelle à mon tour à un prédécesseur. Un illustre prédécesseur s’il en est. Que j’ai eu la chance de connaître pour ma part, contrairement à Slimane qui n’a connu Si Mohand que par le truchement de la mémoire collective.
Mohia, je l’ai connu plutôt de loin ; je ne faisais pas partie du premier cercle de ses relations, je ne faisais pas partie de sa génération. Toujours est-il que j’ai eu le bonheur et la chance de discuter – brièvement – avec lui à quelques reprises : à l’occasion de son cours de kabyle à l’ACB-Paris ou en sortant d’une séance d’adaptation en kabyle de la BD Astérix. Les lauriers de César. Ah ! j’allais oublier : la toute première fois que je lui ai serré la main c’était dans sa petite épicerie à un jet de pierre de l’Opéra de Paris, dans les années 1980 alors que j’étais étudiant. J’avais glissé dans la conversation, en passant, l’air de rien, que je taquinais moi-même la muse, que j’essayais d’innover un peu… Ah oui ?! Pauvre de moi ! N’avais-je pas raté là une bonne occasion de me taire ? J’avais cru déceler un soupçon de sarcasme dans sa voix… Encore un qui noircit du papier… Et vas-y que je te versifie… Et vas-y que je te rimaille… Voilà des poèmes en veux-tu en voilà… Mais non, une seconde plus tard, il suggère : « Il faut les publier, tes poèmes, surtout s’il y a de l’innovation. » Oui, il faudra les publier un jour…
Mohia était poète naturellement, ses adaptations d’un Boris Vian ou d’un Prévert, par exemple, nous touchent, nous Kabyles, encore davantage que les originaux, encore davantage lorsqu’ils sont magnifiés par la musique et la voix de certains de nos grands artistes.
Cela dit, en homme de son temps, soucieux qu’il était de promouvoir la langue tamazight, il ne pouvait se cantonner à ce genre littéraire. C’est ainsi qu’il s’est mis à adapter un nombre important de pièces de théâtre d’auteurs aussi différents que Molière ou Beckett en passant par Pirandello ou Bertolt Brecht et, à chaque fois, avec bonheur car il ne se contentait pas de traduire ; il s’appropriait l’œuvre, il recréait.
J’ai signalé plus haut cette tentative d’adaptation d’une bande dessinée, projet qui n’a pu être mené à son terme pour des raisons que j’ignore. J’ai même lu quelque part qu’il a été approché un temps par la grande Assia Djebar pour un scénario en kabyle…
Mohia est parti un jour de décembre 2004, voilà bientôt une vingtaine d’années, nous léguant une œuvre monumentale sur laquelle les nouvelles générations pourront s’appuyer pour dire à leur tour, en kabyle, leur vision du monde et de l’époque qu’ils vivent. Il ne s’agit pas forcément de refaire du Mohia ; l’original sera toujours plus beau que la copie. Pour ma part, je garde de lui ce que je peux appeler « l’esprit Mohia », à savoir une certaine façon de se servir de la langue (des langues, car il adorait le code switching) pour dire les peines et les espoirs de son peuple. Loin des complaintes larmoyantes, du sloganisme stérile et des discours grandiloquents, c’est par l’humour, un humour de haute facture, qu’il se proposait de faire accomplir à la littérature kabyle un saut qualitatif et de libérer les siens de l’aliénation et des idéologies mortifères. Oui, Mohia était un progressiste, quand bien même ce terme serait aujourd’hui galvaudé… Un jour, en sortant de son atelier d’adaptation littéraire à l’ACB-Paris, alors que nous attendions le métro, je me désole de notre situation et de celle des peuples de ce qu’on appelait encore le Tiers-Monde. Il garde le silence un moment avant de répondre : « Le sous-développement. » Tout était dit. C’était tout et là il ne riait pas du tout. Oui Mohia était un progressiste, un moderniste. N’oublions pas à cet égard qu’il était scientifique de formation avant de se tourner définitivement vers la création littéraire et le théâtre, mouillant sa chemise au point de jouer dans ses propres pièces comme dans « Am win yettṛaǧun Ṛebbi » (adaptation de En attendant Godot de Samuel Beckett), pour peu que ma mémoire ne me joue pas des tours.
Si je me refuse d’imiter notre poète et dramaturge, préférant créer directement en kabyle ou en français, je lui sais gré, au-delà des enjeux de la littérature kabyle contemporaine, d’avoir littéralement transformé ma vision du monde et de l’existence. Depuis Mohia, sans renoncer tout à fait au lyrisme hérité d’un Si Mohand (comment toujours éviter la déploration et la complainte avec toutes les attaques que nous subissons ?), grâce à lui (à Mohia), j’ai découvert en moi cette capacité de rire de tout qui m’aide à supporter la brutalité et la bêtise humaine sous toutes leurs formes. Contrairement à Mohia, je ne ferai pas forcément plier de rire les foules d’auditeurs, de spectateurs ou de lecteurs mais je me fais plaisir à travers ce que j’écris, chante ou pense simplement, et c’est déjà beaucoup.
Voici donc cette missive en vers et en kabyle par quoi tout a commencé :
A MUḤYA, WI K-ID-YERRAN
A Muḥya wi k-id-yerran
Akken ad twaliḍ les Brobros
Amek i ten-issexnunes zzman
Qqaren a bu ¨ṚṚṛṛebb c’est trop
A Muḥya wi k-id-yerran
Ad twaliḍ les Kabytchous
Amek i ten-gezren yiḍan
Ad truḍ ɣas ul-ik d aẓru
A Muḥya wi k-id-yerran
Ad twaliḍ Tiqbayliyin
Amek tteffrent imezran
Ad d-cbunt g Tcerqiyin
A Muḥya wi k-id-yerran
Ad tẓerḍ amek neggugem
Ay akken ṛẓagit wussan
Nettewwet nenṭer nessusem
A Muḥya wi k-id-yerran
Kečč ahat ad d-tesduqqseḍ
Wid yexxucen wid yeksan
S taḍṣa-k ad ten-teqqseḍ
A Muḥya wi k-id-yerran
Ad nḍes kra f yemcumen
Iḥeqqaren imeεfan
Les imbéciles ibhimen
Et maintenant, pour conclure, je vais m’adonner à une tâche qui peut s’avérer utile au cas où un internaute australien, chinois, algonquin, voire quelque extra-terrestre, tombe un jour sur cette chronique et qu’il se prenne aussitôt d’amour pour la langue de Yusef Uqasi. Je vais donc transposer ma missive dans la langue de Molière quand bien même la traduction n’est pas mon exercice littéraire favori (bien souvent, traduire c’est comme prendre une douche avec son imperméable sur le dos). Voici :
Mohia si tu revenais
Tu verrais comme sont malmenés
Tes chers Brobros
Ah c’en est trop misère c’en est trop
Mohia si tu revenais
Tu verrais comme s’acharnent les cerbères
Contre tes chers Kabytchous
Un roc en pleurerait de rage
Mohia si tu revenais
Tu verrais les filles du Djurdjura
Calfeutrer leur beauté
Sous des accoutrements venus d’ailleurs
Mohia si tu revenais
Tu verrais comme le silence nous étouffe
Amers sont les jours
De celui qui subit sans broncher
Mohia si tu revenais
Peut-être trouverais-tu les mots
Pour réveiller les égarés
Les libérer de leurs chimères
Mohia si tu revenais
Pour brocarder encore une fois
L’arbitraire et la bêtise
Ton rire nous manque Mohia
Yerres-Paris, le 9 juin 2023