Toutes les violences faites à une identité et à des langues se sont heurtées à des résistances. L’éveil identitaire est notable chez les premiers intellectuels kabyles formés à l’école française. Parmi eux, un grand nombre d’instituteurs. Leur résistance emprunte « la voie de la production scientifique (langue, littérature, histoire berbère…). Amar Ou Said Boulifa, auteur d’un Recueil de poésies kabyles (1904), d’une Méthode de langue kabyle (1897 et 1913) et de nombreux autres travaux ethno-historiques dont une monographie historique de la Kabylie (1925) » , sort du lot.
Le processus de négation
L’idée que la « politique berbère de la France » coloniale soit à l’origine de la revendication de tamazight, langue et culture, est largement répondue et reprise par, notamment les partisans impénitents de l’arabo-islamisme, ». Or, la négation et la dépossession des Algériens de leurs langues maternelles étaient de mise pendant l’ère coloniale. En matière de politique linguistique, l’Etat colonial n’avait qu’un seul souci : franciser. L’ethnographie et autres « berbérisants français » estimaient le patrimoine littéraire « pauvre, primitif, frustre, répétitif, servile par rapport au modèle arabo-islamique… » « Aucune scolarisation en langue berbère, même à titre expérimental, n’a été envisagée, aucune initiative pour encourager et diffuser l’écrit berbère, ni aucune initiative d’une création d’une presse en langue berbère n’ont jamais vu le jour en plus d’un siècle de présence française… ». Il est même évident que le colonialisme à contribuer « à accélérer l’arabisation de certaines régions berbérophones. En ouvrant des routes, en accélérant les mouvements de populations, en détruisant les fondements économiques de la société traditionnelle, la colonisation française a sapé une grande partie de bases objectives qui assuraient l’autonomie, donc, la survie culturelle et linguistique, des communautés berbérophones… »
A l’indépendance, la politique linguistique n’avait qu’une obsession : arabiser. Pour assoir leurs pouvoirs et en verrouiller l’accès aux voix discordantes, une politique uniciste et le modèle Etat-nation centralisé étaient les mieux indiqués pour les décideurs qui se succèderont aux commandes du pays. Dès 1962, l’Etat monolingue occulte la réalité plurielle du paysage langagier algérien. La négation de la langue, identité et culture amazighes ne se limitait pas seulement à la non reconnaissance officielle. Le déni est poussé jusqu’à la volonté de déposséder l’amazigh de son historicité. Le pouvoir centralisé n’en voulait pas même comme empreinte de musée. Déjà, à la veille de l’indépendance, Ahmed Ben Bella « a fait fondre l’unique alphabet berbère entreposé jusqu’alors à l’imprimerie nationale » .
A .Ben Bella inaugure l’ère de l’indépendance par son assertion, à Tunis : « nous sommes des Arabes, des Arabes, dix millions d’Arabes ! ». Le 05 juillet 1963, il réaffirme, dans un discours, son arabité : « l’arabisation est nécessaire car il n’y a pas de socialisme sans arabisation. (…) Il n’y a d’avenir pour ce pays que dans l’arabisme » Un plus loin dans le temps, « pour nier à cette langue le droit à une graphie, Boumediene intensifie l’étouffement de celle-ci en confisquant en 1976 le fichier berbère… »
Le processus de négation de tamazight revêt un caractère officiel. Le préjudice le plus inqualifiable était de « définir la dimension amazighe, dans les textes officiels, comme un résidu de l’histoire » . Le rejet et l’exclusion sont traduits par plusieurs mesures : la proscription des prénoms, la confiscation de l’histoire, l’arabisation des toponymes … Ceci étant, l’exclusion du tamazight de l’école a été la mesure la plus désastreuse. Parce que « l’école joue un rôle important dans la définition des statuts des langues : les langues admises à l’école sont des langues de prestiges, de savoir, langues hautes. Les exclues, comme tamazight, sont des langues basses … » .
Uniformisation et aliénation
Dans les années soixante dix, l’école entreprendra un travail d’uniformisation et d’aliénation. Taleb Ibrahim, ministre de l’éducation alors, proposait d’anéantir « ce mélange de cultures disparates, et souvent contradictoires, hérités des époques de décadences et de la période coloniale, de lui substituer une culture nationale unifiée, liée intiment à notre passé et à notre civilisation arabo-islamique »
Par cultures disparates, le ministre de l’éducation qui promettait de faire de l’Algérien un mutant et que son école réussirait à faire de sorte que parents et enfants ne se comprennent plus, entendait certainement les variantes de tamazight et les spécificités culturelles de leurs locuteurs. Taleb Ibrahimi et sa matrice idéologique ont réussi à faire de l’école un endroit de rupture, de discontinuité dans le rythme naturelle de la société. Jusqu’à un certain point, il est parvenu à faire de l’école une fabrique de mutants, à créer un algérien nouveau, l’Homo algerianicus.
Ce processus de négation et l’exclusion de tamazight de l’école ont eu des effets néfastes : « privation de toute une communauté de sa langue maternelle, réduction des compétences linguistiques des algériens amazighophones , appauvrissement et dévalorisation de la langue en la confinant dans des sphères domestiques » .
Cette violence et culpabilisations répétées ont conduit l’algérien à se haïr et à s’effacer au profit de l’implant arabo-islamique. Le processus de négation a impliqué la haine de soi que Charles Rojzman, co-auteur de Savoir s’aimer dans les temps difficiles (Guy Trénadiel éditeur), de « sentiment dont nous avons rarement conscience. D’abord parce qu’il est si inconfortable et destructeur que nous le refoulons. Ensuite parce que, lorsque nous rencontrons des difficultés, nous avons tendance à penser qu’elles viennent des autres ou des circonstances qui ne sont pas propices. Nous avons du mal à voir qu’elles viennent de nos propres empêchements et de ce qu’ils traduisent : une piètre image de nous-même-(… ) Au fond, la haine de soi est un amour déçu qui s’est transformé en sentiment contraire »
Résistances
Toutes les violences faites à une identité et à des langues se sont heurtées à des résistances. L’éveil identitaire est notable chez les premiers intellectuels kabyles formés à l’école française. Parmi eux, un grand nombre d’instituteurs. Leur résistance emprunte « la voie de la production scientifique (langue, littérature, histoire berbère…). Amar Ou Said Boulifa, auteur d’un Recueil de poésies kabyles (1904), d’une Méthode de langue kabyle (1897 et 1913) et de nombreux autres travaux ethno-historiques dont une monographie historique de la Kabylie (1925) » , sort du lot. Voilà donc que l’on donnait de l’assurance et de la visibilité, qui plus est scripturale, à une culture que l’on jugeait « primitive » et à une langue que l’on qualifiait de patois inculte. « La scolarisation ancienne et relativement forte en kabylie, assurée par ces mêmes instituteurs souvent berbérisants, fait que ce mouvement de sensibilisation « au patrimoine et à l’écrit berbère » a touché des couches non négligeables de la société. Le savoir berbère moderne n’est pas confiné à une élite restreinte, de niveau universitaire. Sans que l’on puisse parler de phénomène de masse – on est bien loin-, il concerne cependant des milieux d’instruction très moyenne, voire primaire, de condition souvent modeste : tel artisan ébéniste du village d’Azouza (Ait-Iraten) tient, depuis 1920, des cahiers de poésies écrites en caractères latins … »
Tahar Ould Amar