PARTIE 2  | Les horizons étaient limités, les perspectives bouchées et les incertitudes dominaient tous les interstices de la vie. Les vieux se plaignent des jeunes et regrettent les valeurs du passé ; les jeunes s’inquiètent de leur avenir tout en gardant des attaches avec leurs racines. Leur fascination par (et pour) l’Occident est un autre motif à inquiétude pour les anciens et une aubaine pour ces jeunes qui aspirent à un meilleur avenir. Ils se lancent alors vers l’inconnu via l’instruction scolaire pour découvrir un ailleurs méconnu mais prometteur. Vient alors la période de l’errance et de l’exil. Le premier est celui presque inné de l’intérieur mal assumé d’ailleurs par ces jeunes gens issus de la paysannerie traditionnelle, solidement arrimé au passé et aux traditions séculaires qui régissent minutieusement la vie des villageois. Le second, qui est une étape logique et nécessaire dans la progression du récit, de la cohésion du roman et de la vie tout court, est cet exil extérieur.  

5-Traversées multiples :

        La Traversée est polysémique dans la mesure où d’autres traversées viennent s’y greffer dans la première. En plus de celle entreprise par les personnages à travers le grand désert pour enquêter sur le pétrole, la caravane opère des déplacements dans le temps et dans l’espace citadin symbolisé par la ville d’Alger et sa périphérie côtière qui a inspiré la traversée –apologue à Mourad à caractère prémonitoire. Un long article qui a précipité son départ du journal Alger Révolution. Il y a également le Sahara, une sorte de traversée libératrice et purificatrice pour toute l’expédition.

 – La traversée avortée du héros celle de la méditerranée. Le héros voulait en effet se rendre en France mais il a du se raviser à la dernière minute pour aller rejoindre son village natal. Il effectue par conséquent sa dernière traversée, celle de la vie vers la mort. Celle-ci est donc tragique pour Mourad qui passe de vie à trépas en revenant à Tasga pour y trouver son sommeil du juste et rejoindre Menach, Mokrane, Arezki et les autres.

– Traversée des deux destins antagoniques : celui de la masse populaire vivant « dans la tiédeur grégaire » et celui du héros solitaire et exalté. Mourad récuse la démagogie et les compromis d’où sa démission du journal et plus tard sa mort dans son village natal Tasga : « Si je croyais aux signes, je trouverais cette traversée exemplaire et j’en ferais un apologue pour l’endoctrinement puéril des générations à venir. Car maintenant je suis sûr que, si le désert atavique n’est entré que tard dans ma vie, il était inscrit dans mes veines depuis toujours. Peut être l’ai-je apportée avec moi en naissant. Un jour nous devions nous rencontrer. L ‘expédition du pétrole n’a été que le révélateur. »[1]

Dans ses dernières pensées, Mourad revoit son enfance à travers des souvenirs épars mais douloureux dans un dernier élan rétrospectif : « Devant les yeux éblouis de Mourad se dressa Tasga, le vrai Tasga, celui de Mokrane, de Menach, de Mouh et d’Aazi.»[2]. Ses derniers souvenirs semblent être plutôt des regrets et des remords de l’éden perdu. A travers ce personnage, l’auteur exprime ses préoccupations, celles de tout un chacun en fait avec une pointe de désespoir saisissant. Ainsi, La Traversée est un roman d’un pessimisme assez déprimant. Il préfigure d’une façon poignante des situations réelles et l’angoisse de bien des Algériens durant une période déterminée de l’évolution de la nation algérienne.

Le village qui représente la cellule de base de vie, est un espace clos et bien limité. La vie et le bouillonnement d’idées qui le caractérisait jadis à travers les assemblées de village, semblent le déserter sous les coups de boutoirs de la nouvelle vie aux exigences démesurées et aux ambitions illimitées ! Il ne peut plus nourrir les siens et à leur offrir tout ce dont ils ont besoin en matière de nourriture du ventre et de l’esprit surtout. Il est assimilé, par la force des choses, à un sinistre mouroir. Le village est déserté et offre un visage laid et repoussant aux visiteurs qui s’en émerveillaient pourtant jadis.

Le symbolisme du voyage, particulièrement riche, « se résume toutefois dans la quête de la vérité, de la paix, de l’immortalité, dans la recherche et la découverte d’un centre spirituel »[3]

6 – Les personnages :

        Tous les personnages principaux du roman- Mourad, le héros, Boualem, Kamal, Tamazouzt… sont choisis en fonction des sensibilités idéologiques et orientations sociopolitiques de l’Algérie post-indépendante et« représentent un échantillonnage particulier, allégorique de la société urbaine, transportant avec eux leurs problèmes sociopolitiques et culturels »[4].Leur  déplacement  et leur évolution dans l’espace n’y change rien puisque cela révèle, au contraire, leur sensibilité : « Le passage au désert ne fera qu’accentuer les tendances de chacun, malgré les doutes et les fantasmes. Le personnage principal, Mourad, dont personne n’aura compris le message allégorique à travers l’article qu’il propose à son journal, mourra de fièvre et de chagrin à son retour au village, après avoir refusé de repartir en exil. Déchiré entre une société dont il reniait l’orientation idéologique et (la fascination de l’Occident avec les défauts qu’il lui connaissait (symbolisées par deux femmes : Tamazouzt, traditionnelle mais inaccessible, Amalia séductrice et désinvolte), Mourad se laisse mourir désespéré au fond de son village natal dans un ultime retour à ses sources et à son archaïsme, faute d’avoir pu réaliser une voie libératrice et créatrice d’un monde plus juste. »[5]

Tous les personnages sont identifiables et distincts les uns des autres, ils ont des statuts déterminés, sont dotés d’une identité propre, ont une appartenance sociale différente. En plus des journalistes cités, Amayas et Ahitaghel sont des guides targuis et réfugiés du Mali. La plupart des ces personnages que se soient Mokrane, Bachir Lazreg « Bachir, l’intellectuel sorti des écoles française »[6], Menach, Arezki, le Jeune normalien du Sommeil du juste et le « savant du village »[7] ou Mourad, « Les intellectuels comptent ici pour du beurre »[8] sont des intellectuels. Ils ont intériorisé les valeurs et la culture de l’Occident. Mais ils demeurent, en leur for intérieur, fragiles dans leur rapport avec les leurs. Le passage où Mourad revenant à Tasga est fort significatif. Les vieux du village baissent les yeux et l’évitent Mourad est le symbole de cet être qui a quitté sa société mais qui n’arrive pas à se dissoudre dans l’autre. Il symbolise l’échec de l’œuvre colonisatrice qui voulait imposer une acculturation forcée et forcenée.

7L’éternel retour au bercail :

        Le mouvement évoqué précédemment dans l’oeuvre de Mammeri s’effectue aussi de l’extérieur vers l’intérieur. Le personnage sort de la société d’origine, découvre la société de l’autre, se sent grisé, finit par revenir dans le giron familial pour, généralement, y mourir faute d’une solution intermédiaire. D’ailleurs dans tous ses romans, les héros finissent par mourir. C’est le cas de Mokrane et de Mourad de La Traversée. La notion de la notion de la mort omniprésente dans toute son œuvre de fiction revêt un caractère symbolique dans la mesure où elle s’impose comme solution extrême. Ce concept qui exprime une fin absolue de quelque chose ou de quelqu’un est paradoxalement positif car elle est rattachée à la terre mais aussi fait partie intégrante du cycle de la vie. Sans mort, il n’ y a point de naissance. Elle est donc une sorte de révélation et ouvre l’accès à une vie nouvelle. C’est la question lancinante qui s’est posée avec acuité dans les trois premiers romans de Mammeri. Mais cette nouvelle vie à laquelle aspire tout le monde est-elle meilleure que la précédente ? Par quoi est-elle caractérisée ? La réponse semble se trouver dans La Traversée où la mort aboutit finalement à un sorte de chaos, à une situation bloquée. Le désenchantement des personnages est là pour le prouver. C’est le cas notamment de Mourad qui a participé à la libération de son pays pour être en fin de compte être censuré pour un article où il critique le système en place.

Le village est la dernière demeure, le refuge des héros après avoir sillonné le monde. Ils auraient une seule chose : Le droit à l’enterrement. La terre nourricière rappelle les siens d’où qu’ils soient : « Ici, j’ai vu le jour. Mon destin s’est inséré ici dans le monde. C’est ici que je le poursuivrai désormais. Sans regret comme sans illusions, mais non sans espoir. Car …au moment de recommencer, je me ressouviens d’Améziane…Améziane, c’est le premier homme de Tasga que j’ai vu mourir. »[9] Ainsi le souvenir de la mort hante ses personnages et les poursuit comme leur ombre : « La misère, les colons, la mort, c’est notre destin, on ne peut rien contre le destin […].mais il a refusé la défaite. »[10] C’est précisément par ce qu’il refuse la défaite et la résignation que le héros meurt. Ces héros sont tous des intellectuels nostalgiques d’un futur qui n’arrive jamais donc meurent en connaissance de cause étant donné qu’ils sont des victimes toutes désignées d’un système aux abois qui exploite à fond leur frustration. Ils sont alors malheureux et surtout impuissants face à des situations qui les dépassent : « – Les gens instruits, vous êtes compliqués, compliqués et malheureux. Ceux qui ne sont pas instruits sont malheureux aussi. »[11]

Le pire, l’opposant à cet insatisfait est un personnage du même bord que le héros, donc le mal vint de l’intérieur plus que de l’extérieur (donc de l’autre, de l’étranger). Ce mal de l’intérieur, est malheureusement entretenu par nos soins pour servir des desseins inavoués : « Si je croyais aux signes, je trouverais cette traversée exemplaire et j’en ferais un apologue pour l’endoctrinement puéril des générations à venir. Car maintenant je suis sûr que, si le désert atavique n’est entré que tard dans ma vie, il était inscrit dans mes veines depuis toujours. Peut être l’ai-je apportée avec moi en naissant. Un jour nous devions nous rencontrer. L’expédition du pétrole n’a été que le révélateur. »[12]

Selon le dictionnaire des symboles, le voyage en littérature symbolise une aventure et une recherche, qu’il s’agisse d’un trésor ou d’une simple connaissance, concrète ou spirituelle. Mais cette recherche n’est au fond qu’une quête de soi et, le plus souvent, une fuite de soi. Les vrais voyageurs sont toujours insatisfaits, à l’instar de Mourad ou de Arezki. Ils rêvent d’inconnu plus au moins inaccessible. C’est pourquoi ils finissent toujours par disparaître faute de réaliser leur vœu.

Le voyage exprime ainsi un désir profond de changement intérieur, un besoin d’expériences nouvelles plus encore que le déplacement local : « Il témoigne d’une insatisfaction, qui pousse à la recherche et à la découverte de nouveaux horizons »[13] C’est pourquoi cette quête presque éperdue vers l’inconnu et la découverte des autres et du monde : « Le vaste monde est peuplé de tribus ancestrales et le naïf, qui croit pouvoir passer à travers les frontières, il est flambé y’a pas d’erreur ! »[14]

                                               CONCLUSION

A travers la lecture des œuvres de Mammeri, il apparaît en filigrane une sorte de conflit latent ou ouvert contre les autres d’abord. Ces autres peuvent être des éléments de la nature tels que la montagne, omniprésente et la rude vie des montagnards confrontés à toute sorte d’obstacles. Leur vie est un long combat pour la survie, donc contre la mort. D’où le concept de Mammeri : « nous sommes un peuple qui persiste mais qui ne résiste pas »[15]. Ce conflit s’élargit par la suite, pour devenir plus âpre, plus acharné, plus durable puisqu’il s’agit d’un combat contre soi-même. L’issue n’est jamais connue d’avance. Les différents personnages sont tiraillés entre un passé oppressant et un futur incertain. Ce qui accentue ces conflits divers et ouvre d’autres foyers de tension qui s’étendent aux différents domaines de l’existence pour le rendre encore plus difficile. Ils se sentent même menacés dans leur existence. La présence coloniale aidant, les personnages se lancent dans une quête d’identité plurielle ou morcelée. En l’absence de repères détruits ou dépassés, ils se mettent à la  recherche d’éléments de comparaison par rapport à l’autre, cet autre justement qui est à la fois obstacle et norme ( imposée directement ou indirectement).

Dans ce climat de flottement et d’incertitude, les personnages se livrent à un jeu difficile et périlleux où ils risquent de laisser des plumes à tout moment en essayant de s’asseoir sur deux chaises à la fois : comment être dans l’authentique sans travestir sa vraie image ? L’authenticité, c’est la vie simple, plate et circulaire du village. Les horizons étaient limités, les perspectives bouchées et les incertitudes dominaient tous les interstices de la vie. Les vieux se plaignent des jeunes et regrettent les valeurs du passé ; les jeunes s’inquiètent de leur avenir tout en gardant des attaches avec leurs racines. Leur fascination par (et pour) l’Occident est un autre motif à inquiétude pour les anciens et une aubaine pour ces jeunes qui aspirent à un meilleur avenir. Ils se lancent alors vers l’inconnu via l’instruction scolaire pour découvrir un ailleurs méconnu mais prometteur. Vient alors la période de l’errance et de l’exil. Le premier est celui presque inné de l’intérieur mal assumé d’ailleurs par ces jeunes gens issus de la paysannerie traditionnelle, solidement arrimé au passé et aux traditions séculaires qui régissent minutieusement la vie des villageois. Le second, qui est une étape logique et nécessaire dans la progression du récit, de la cohésion du roman et de la vie tout court, est cet exil extérieur. Celui-ci engendre d’autres difficultés nouvelles, inédites dans les annales de la vie des montagnes restées jusque-là à l’abri des invasions et des agressions extérieures. Ces exilés volontaires ou non sont confrontés alors aux problèmes du métissage culturel mal dominé. Après une période d’essai non concluante -c’est le cas de tous les personnages- ils se rendent finalement compte qu’ils nagent en pleine désillusion. S’ensuivent alors mécontentement, insatisfaction et frustration. Ces sentiments d’amertume sont une constante qui caractérise, à juste titre, les quatre romans de Mammeri. Ils sont rendus évidents par ce départ pour « l’ailleurs enchanteur » pour éviter le silence et la mort réelle ou symbolique s’ils préféraient rester à Tasga, Ighzer ou à Tala. C’est le cas de tous les héros. Faute d’une troisième voie (voix) salutaire, ils choisissent délibérément l’exil. Sauf que cet exil- et ils le découvrent à leur insu -est semé d’embûches. Les situations sont difficiles et ajoutent de la confusion pour compliquer et mêler les donnes. Sur ces points, Mammeri est sans conteste visionnaire et son pessimisme extrême est justifié. L’Histoire lui a donné raison au regard de la situation sociopolitique de l’Algérie post-indépendante. Les peurs, les situations et les visions qu’il a eues dans La Traversée reflètent exactement les zones de turbulences que son pays traverse une décennie durant.

Par ailleurs, en optant pour l’analyse des situations et des personnalités de ses personnages, Mammeri veut probablement mettre en évidence leur « Moi » dans un contexte d’acculturation venant de l’école moderne française mais aussi dans l’évolution des pays eux –mêmes vers la modernité avec les changements sociaux inévitables qui en découlent et les prises de conscience dans les mentalités. « […] quel que soit le point de la course où le terme m’atteindra, je partirai avec la certitude chevillée que, quels que soient les obstacles que l’histoire lui apportera, c’est dans le sens de sa libération que mon peuple (et à travers lui les autres) ira. L’ignorance, les préjugés, l’inculture peuvent un instant entraver ce libre mouvement mais il est sûr que le jour inévitablement viendra où l’on distinguera la vérité de ses faux-semblants. Tout le reste est littérature. »[16]

Cette idée de victime commune se répand à l’ensemble de l’œuvre et à laquelle sont inhérentes les idées de : auteur, victime, agresseur, agressé. La masse est victime de violence tant physique que morale. Même après l’indépendance, « cette malédiction » se poursuit. La succession de générations ayant vécu ou subi le mal du pays (la séparation au sens polysémique) est une autre facette de cette malédiction. D’où les idées récurrentes d’exil, d’expatriation et d’acculturation qui reviennent dans toute son œuvre, ainsi que l’amour légitime, sincère et fort de la patrie. Sans cet attachement presque viscéral aux racines, tout paraîtrait futile et sans intérêt.

                                                                               Djamal AREZKI, Paris, octobre 2005.

[1]-La Traversée, p.172.
[2]– Ibidem, p.59
[3] -Dictionnaire des symboles, op. cit.
[4] Marceau Gast, Le Sahara dans l’oeuvre de M.Mammeri, in Awal, 1998.

[5] – Marceau Gast, Ibidem
[6] -In L’Opium et le Bâton, p.120
[7] -In L’Opium et le Bâton, p.15
[8] – In, La Traversée, p.142

[9] -Ibidem, p.174
[10] -Ibidem, p.174
[11]-Ibidem, p.175.
[12]-La Traversée, p.172.
[13] – Jung, cité dans le dictionnaire des symboles, Op. Cit.
[14]-Ibidem, p.173.
[15] – Interview avec Tahar Djaout, Op. Cit.
[16] – Interview avec Tahar Djaout, Op. Cit.