Cure de jouvence | Avec le petit Saɛuc, l’un des vétérans du roman kabyle en kabyle, vient de s’offrir une seconde jeunesse. Mais que s’est-il passé ? L’esprit Mohia aurait-il brusquement soufflé sur la Mezdadie ? Ou ne seraient-ce pas les contes du temps jadis, du temps d’avant les mass media, du temps de l’enfance, qui se sont rappelés au bon souvenir du vieux routier de la littérature amazighe écrite ?
Réjouissant à tout point de vue, ce dernier opus d’Amar Mezdad ! Et si différent de ses publications précédentes, comme le souligne Lyes Belaidi dans son compte-rendu de lecture en kabyle (Tangalt du 17 décembre 2023). Pour en finir avec les éloges, car point trop n’en faut, j’ose affirmer que si tamazight était une langue internationale, le grand Kundera aurait aimé notre Ungal n Saɛuc uZellemcir. Expliquons-nous : dans ses deux essais sur le roman, L’Art du roman (Gallimard, 1986) et Les Testaments trahis (Gallimard, 1993), l’écrivain d’origine tchèque distingue deux types de roman. D’une part, celui qui se contente de décrire le monde et qui respecte les conventions littéraires, avec pour modèle le roman réaliste du 19ème siècle. D’autre part, le roman qui fait place à l’humour, à la fantaisie et au doute, dont le modèle est le Don Quichotte de Cervantes. Et de l’humour et de la fantaisie, il y en a à revendre dans Ungal n Saɛuc uZellemcir.
Mais de quelle planète vient-il ?
Ce Saɛuc (diminutif de Said) est un bien curieux personnage, un personnage insolite. De petite taille mais intelligence affûtée, il est nourri par une chèvre (comme le dieu Zeus de la mythologie grecque le fut par la chèvre Amalthée), enlevé par un corbeau… Nous ne sommes plus dans l’univers réaliste d’autres œuvres de Mezdad telles Iḍ d wass, par exemple, mais dans celui du conte et du rêve.
Amezruy, quand tu nous tiens
Le roman est cependant bien ancré dans une réalité historique référant à une période précise de notre histoire : la présence turque. En littérature, c’est la première fois que nous avons le bonheur de lire tout un roman en tamazight dont l’action se déroule intégralement à cette époque. Pour la petite histoire, si l’on peut dire, Aumer U Lamara a également eu le mérite de consacrer tout un roman en 2018 à la période phénicienne, Agadir n Roma , que nous avons chroniqué dans Tangalt du 11 Mars 2024.
Ungal n Saɛuc uZellemcir est donc, entre autres, un roman historique, où des personnages de fiction comme Saɛuc, sa famille et ses amis, évoluent dans le contexte de la présence turque en Algérie qui, elle, n’a rien de fictif. Nous présenterons le système des personnages plus loin.
Et quid de Zellemcir ?
Il faut attendre les pages 216-217 pour en trouver une explication. Saɛuc n’est pas tombé du ciel, il a des parents, et un père, en particulier. Celui-ci, à l’époque où il était chef du village, a été contesté à un moment donné par une partie des villageois qui lui reprochaient de se comporter avec eux comme le zellemcir se comporte avec les fourmis : il les précipite dans un trou avant de les déchiqueter avec ses mandibules. Le fameux Zellemcir est donc un fourmillion, sobriquet dont héritera le géniteur jusqu’à la fin de ses jours.
Pages 216-217. « D ayen yezzwer i yufa…”
Saâuc, les siens et les autres
Nous pouvons répartir les personnages de cette histoire en deux grandes catégories :
– Les Kabyles : organisés autour de Saɛuc.
– Les autres : organisées autour de l’Agha Ahmed.
- Les Kabyles
Saɛuc : c’est le personnage central. Nous en avons déjà esquissé le portrait. Nous aborderons plus loin son parcours.
Ses parents : Melɛaz, sa mère, et Tahar (dit Zellemcir), son père.
Jriri : un parent de Melɛaz, sorte de bourlingueur de l’époque qui prendra sous son aile Saɛuc lors de l’émigration de ce dernier vers la ferme de l’Agha Ahmed dans la Mitidja.
Les personnages de Timɛemmeṛt (établissement éducatif et religieux avec internat) :
– les adultes dont certains se distinguent par des mœurs corrompues, à travers la pratique de la pédophilie, notamment.
– les élèves : parmi eux, Ali et Qasi qui seront des alliés de Saɛuc.
A noter que, parmi les personnages kabyles appartenant à la masse des dominés, certains s’opposent à l’occupant ; d’autres collaboreront avec lui.
- Les autres
Les envahisseurs :
– Militaires : janissaires…
– Possédants : l’Agha Ahmed et sa famille
– Employés de la ferme de l’Agha Ahmed dont Baklilic et Afɣul qui seront des alliés de Saɛuc
– Captifs : Ḥassan Amalṭi Aɛelǧi (Hassan le Maltais) et sa fille Tazubaɣt
La trajectoire de Saɛuc
On distinguera deux grandes périodes dans le parcours du personnage central :
– Enfance et adolescence : naissance et prime enfance au village qu’il quittera pour la Timɛemmeṛt (école religieuse avec internat). Expérience malheureuse, à cause notamment des pratiques pédérastiques de certains adultes, qui sera suivie d’un retour au village.
– Jeunesse et âge adulte : migration du village vers la plaine de la Mitidja où il s’emploiera à la ferme de l’Agha Ahmed. Il s’y révèlera particulièrement efficace sur le plan professionnel et grand séducteur. Parmi ses conquêtes féminines figure la très belle Tazubaɣt, fille du captif Ḥassan Amalṭi.
Saɛuc connaîtra-t-il la prospérité grâce à cette expérience dans la plaine ? Reviendra-t-il au village ? Et quelle issue son idylle avec l’ensorcelante Tazubaɣt va-t-elle connaître ? Pour satisfaire votre curiosité, il vous suffit, comme à votre serviteur, de vous rendre dans une (bonne) librairie pour vous procurer le roman. Il ne vous en coûtera que la (vraiment) modique somme de 500 DA pour un opus de 278 pages (format poche).
Rêves et merveilles
Parmi les nouveautés par lesquelles se signale le dernier roman de Mezdad, nous relèverons la place qu’y occupent l’onirisme, le merveilleux et la sexualité.
L’onirisme
Pages 71 et suivantes, Saɛuc voit en rêve qu’il a trouvé un trésor. Il creuse un trou, y descend, continue de creuser et le trou s’avère être un puits sans fond. Il continue de descendre vers une lumière qui est en réalité un œil incrusté dans une porte… C’est « Alice au pays des merveilles » revisité à la mode kabyle…
Le merveilleux
Saɛuc acquiert des pouvoirs surnaturels que lui transmet un aɣilas (panthère ou léopard) qu’il vient de sauver (pages 37-38). Ainsi, il pourra communiquer avec les animaux par le regard.
Autre pouvoir surnaturel : lorsqu’il se fait mordre ou piquer par une bête, c’est celle-ci qui meurt.
Autre aspect du merveilleux : nombreuses métamorphoses (homme se transformant en femme…), chimères (page 75 : animal tenant à la fois de la licorne et de Pégase : tennulfa-d tegmert m ticcewt d wafriwen…).
La sexualité
Dans le rêve évoqué plus haut, Saɛuc rencontre un être androgyne qui se colle à lui, s’apprête à l’embrasser et se métamorphose en femme… (page 72). Plus loin (page 75), c’est avec la chimère Pégase-licorne qu’il va s’unir : Tura, tamexluqt-nni tettizyin gar wallen-iw, trennu. Uẓiɣ ɣur-s, nnuleɣ-tt di texjiṭ n ṛṛuḥ, sbecbceɣ-as : “ Akka i d tidmarin, akka i d taqemmuct, akka i d taṭṭucin, akka i d amzur !… »
Sur ces aspects et sur d’autres, on lira avec profit le compte-rendu en kabyle que consacre Lyes Belaidi au roman (Tangalt du 17 Décembre 2023) et l’interview, toujours en kabyle, que l’auteur a accordée à Takfarinas At Ceɛban (Tangalt du 08 Avril 2024).
And last but not least…
Le roman se clôt par une dernière fantaisie du romancier. En vieux briscard de l’écriture littéraire, MEZDAD offre au lecteur la possibilité de choisir entre deux fins possibles que je vous laisse découvrir. Le procédé n’est certes pas de lui, on le trouve, par exemple, chez des auteurs comme Marie Quemener qui, à la page 249 de son roman, L’aveu, propose au lecteur de choisir la fin de l’histoire. C’est également un procédé que l’on retrouve dans le genre qu’on appelle Le livre dont vous êtes le héros. Il laisse deviner cependant l’étendue de la culture littéraire de notre auteur et de sa volonté d’ouvrir la littérature kabyle à d’autres horizons et de lui faire faire un bond qualitatif.
Une façon donc de finir sans finir.
Amar MEZDAD, Saɛuc uZellemcir (roman)
Ayamun, 2023
278 pages, 500 DA
Par Idir AMER
Luḍa-Bgayet-Yerres, Janvier-Avril 2024