LA VILLE EN LITTERATURE
On se plaint souvent de ce que la majorité des intrigues sur lesquelles repose le roman kabyle ont pour cadre le village, lui-même situé dans la montagne.
Or, voici un roman kabyle où il n’est pour ainsi dire jamais question du cadre physique évoqué plus haut. Les personnages évoluent dans le contexte spatial d’une grande ville de l’ouest algérien qui a attiré nombre de Kabyles depuis le vingtième siècle. Nous y reviendrons avec plus de détails plus loin.
Pour l’instant, agrandissons la focale et voyons comment la ville s’inscrit dans la littérature mondiale. Au dix-neuvième siècle, si on se limite à la seule ville de Paris, nous pouvons citer au moins trois grandes œuvres : Scènes de la vie parisienne d’Honoré de Balzac, Les mystères de Paris d’Eugène Sue et Le ventre de Paris d’Emile Zola. Pour le vingtième siècle, nous nous contenterons de trois autres œuvres : La fin des temps de Haruki Murakami (Tokyo), Le Bouddha de banlieue de Hanif Kureishi(Lo ndres) et Le livre noir d’Orhan Pamuk (Istambul).
S’il existe bien un polar rural ou un polar ethnique, le roman policier reste essentiellement un roman urbain. En littérature générale, le roman urbain désigne les œuvres qui donnent à voir des rapports sociaux, économiques et culturels forgés par la ville. Depuis quelques décennies, en France, le roman urbain réfère plus particulièrement aux œuvres produites par des auteurs issus des quartiers défavorisés des grandes villes (Paris, Lyon, Marseille…), avec les problématiques socio-économiques qui les caractérisent, et où on retrouve notamment des éléments de la culture hip-hop (musique rap, danse…). Encore trois œuvres pour illustrer ce genre : Le Thé au harem d’Archi Ahmed de Mehdi Charef (Gallimard, 1988), Des chiffres et des litres de Rachid SANTAKI (Alvik Editions, 2012) et Deux secondes d’air qui brûle de Diaty Diallo (Seuil, 2022)
DE QUOI TIMLILIT N TƔERMIWIN EST-IL LE NOM ?
Timlilit n tɣermiwin (Le Carrefour des civilisations) est le nom qu’attribue l’auteur à la ville qui sert de cadre au récit. Il faut attendre la note figurant au bas de la page 56 pour voir se confirmer la ville à laquelle nous pensions : Oran. On s’en doutait un peu car Djamal BENAOUF vit dans cette grande métropole du Far-West algérien depuis l’âge de six ans comme précisé en 4ème de couverture.
Alors, pourquoi ce nom et ce titre étrange pour ne pas dire grandiloquent qui, à première vue, oriente davantage vers le genre « essai » plutôt que vers le genre « roman » ? Car il ne s’agit point d’une dissertation sur les rapports entre les différentes civilisations et cultures qui se sont croisées à Oran. Nous savons bien que la ville évoquée plus haut a accueilli, au fil de siècles et des événements historiques, des populations provenant de différentes aires civilisationnelles et géographiques : les Andalous musulmans et juifs chassés par la Reconquista ; les Espagnols qui n’ont cessé de harceler le littoral nord-africain après ce grand événement historique ; les Turcs venus chasser les Ibères ; les Français et leur conquête coloniale, et même… les Américains lors de la Seconde Guerre mondiale.
Ces différentes civilisations se retrouvent d’ailleurs à la fin du roman, dans cette séquence où Yidir et Tudert sont au cimetière de la ville où le gardien leur explique que le lieu accueille les morts des différentes communautés habitant ou ayant habité la cité (page 157 ).
Nous savons bien tout cela mais, pour autant, le titre ne me parait pas le plus approprié pour cette œuvre romanesque. Je le comprends davantage comme un hymne à la ville d’adoption de l’auteur que comme une clé permettant d’entrer dans l’histoire. Si cela ne tenait qu’à moi, je me contenterais du titre de l’une des chansons d’Ahmed WAHBI : « Wehran, Wehran ».
YIDIR, TUDERT ET LE RESTE DU MONDE
Si l’œuvre qui nous intéresse n’est donc pas un essai sur l’identité multiple d’Oran (qui devient « Timlilit n tɣermiwin » pour le coup), si c’est bien d’une fiction romanesque qu’il s’agit, de quoi alors y est-il question ?
Mais d’une histoire d’amour, bien sûr ! Comment ? Vous n’aviez pas deviné ?! Parfaitement, une histoire d’amour entre Yidir et Tudert. Mais attention : n’allez surtout pas chercher du côté du roman à l’eau de rose. Ces deux-là ne vivent pas leur idylle en vase clos, loin de la rumeur et du fracas du monde. Comme le souligne Kamal NAIT-ZERRAD dans sa double préface (en kabyle et en français), nous tenons entre les mains « un roman où l’amour sert de toile de fond à une œuvre complexe mêlant l’histoire, la politique et la littérature. » Il faut savoir, en effet, que Djamal BENAOUF n’est pas, loin s’en faut, un adepte de l’art pour l’art ; sa fibre militante court tout au long du roman. Militant de la cause berbère et des droits de l’homme, il aborde aussi bien les maux sociaux que l’arbitraire qui frappent aussi bien sa cité d’adoption que ce qu’on appelle « Tiers-monde », ensemble aujourd’hui rebaptisé « le Sud » ou, encore mieux : « les Suds ».
Personnages principaux, personnages secondaires
Nous avons identifié plus haut deux personnages principaux : Yidir et Tudert. Lui, est docker ; elle, étudiante en médecine. Cette dernière est décrite de façon trop convenue à mon goût : d’une beauté inégalée et parée de toutes sortes de vertus. Trop parfaite, en deux mots. En outre, même si elle est évoquée dès la page 18, elle n’intervient véritablement que vers le milieu du roman (page 89). En revanche, Yidir est un personnage plus complexe. Devenu docker à la mort de son père, il parcourt sa ville, nous livrant au passage ses réflexions sur toutes sortes de sujets, politiques, culturels et sociaux. Ses réflexions mais également ses doutes car notre docker a une âme de poète. Normal quand on s’appelle Yidir, ne trouvez-vous pas ?
Au fil de cette déambulation, notre héros sera en contact avec toute une ribambelle d’autres personnages :
Nna Ṭawes : mère de Yidir
Feṛṛuǧa : sœur de Yidir, veuve.
Jeǧǧiga, Dihya et Yasin : enfants de Feṛṛuǧa
Leḥlu : frère cadet de Yidir, étudiant et écrivain, communiste
Lmulud : ami disparu (en exil ?)
Dda Meqran : père de Lmulud, cordonnier
Feṛḥat : ami de Yidir, rencontré au Commissariat de police
Dda Rabeḥ : ami de Yidir, patron de café
Bba Belgasem : autre ami, originaire du Sahara, réparateur de réchauds
Dda Wakli : ami de Yidir, père de Tudert, veuf et impotent
Saliḥa : voisine de Yidir, étudiante altruiste
Faṭima : collègue et amie de Yidir. Divorcée, femme libre et généreuse.
Il ne faut pas s’imaginer à la lecture de cette liste que Yidir n’a que des amis ou des alliés ; il est parfois confronté à des personnages incarnant la violence et l’injustice.
Parmi les personnages secondaires, arrêtons-nous à quelques figures.
Lḥaǧ, le parvenu
Jadis charbonnier, tirant le diable par la queue, cet énergumène qui arbore fièrement le titre de hadj, a fini par sortir de la pauvreté, après avoir mis dans son escarcelle plusieurs propriétés dont la maison où réside Ḥmed, un enseignant discret et sérieux, qui subit violence physique et humiliations de la part de Lḥaǧ.
Toujours dans le registre de la violence, Yidir sera confronté à plusieurs reprises, et dès son jeune âge, à la répression policière.
Fort heureusement, ces héros éminemment négatifs ne dominent pas la scène et ce, grâce à la présence de belles figures de héros positifs.
Saliḥa ou l’altruisme en actes
C’est une étudiante dévouée aux gens de son quartier, aux femmes, en particulier.
Nous faisons connaissance avec elle à la faveur d’un souvenir remontant à l’enfance de Yidir. Ce dernier, arrêté et embarqué par la maréchaussée, voit arriver à sa rescousse la jeune Saliḥa qui fait tant et si bien qu’elle réussit à le soustraire aux griffes de ses bourreaux.
Bba Belgasem ou la mémoire d’Oran
Ce vieux Sahraoui, originaire du sud-ouest algérien, s’occupe dans sa modeste boutique à réparer les antiques réchauds que lui confient les habitants des quartiers pauvres.
Ce qui fait l’intérêt de cet homme du désert devenu citadin, c’est sa sagesse et sa connaissance de l’histoire d’Oran, la grande et la petite. C’est d’ailleurs lui qui révèlera à Yidir, entre autres, le passé peu glorieux de Lḥaǧ.
Faṭima ou la femme libre
Tout aussi attachante que les deux précédents est Faṭima, la collègue et amie oranaise de Yidir. Divorcée et cheffe de famille par la force des choses, elle tranche par rapport aux autres personnages par son non-conformisme. Elle fume et elle boit. Et alors, me dira-t-on ? Quoi de plus normal quand on vit à Oran la libérale ? Ce qui est peu courant, c’est qu’elle inverse les rôles et les rapports homme / femme en invitant Yidir au restaurant. Mais en tout bien, tout honneur. Lors de cet épisode, elle poussera la générosité jusqu’à proposer au jeune homme de prendre en charge les frais de son mariage avec Tudert.
ESPACE DES VIVANTS, ESPACE DES MORTS
Timlilit n tɣermiwin est, comme nous l’avons déjà observé, construit autour du motif littéraire de la déambulation. En cela, Djamal Benaouf a mis ses pas dans ceux de Virginia Woolf dont le roman Mrs Dalloway (1925) est bâti sur le même principe : son héroïne parcourt la cité londonnienne pendant toute une journée en quête d’un bouquet de fleurs. Mais c’est une autre histoire.
Le héros de Benaouf, lui, lorsqu’il n’est pas à la maison ou au travail, ne cesse de déambuler à travers Oran. Si la plupart des espaces qu’il traverse se situent à l’intérieur de la ville, il en est un qui ne peut manquer d’attirer notre attention : le cimetière, aménagé à l’extérieur de la cité.
L’espace des vivants
En dehors des rues que parcourt Yidir, cet espace se décline en lieux d’habitation, de rencontres, de travail et de détention :
Lieux d’habitation : le domicile de Yidir ; celui de Dda Wakli et de sa fille Tudert ; la propriété de Lḥaǧ où loge Lmulud, ami de Yidir, et Ḥmed, le souffre-douleur de Lḥaǧ ; la résidence de Bba Belgasem.
Lieux de rencontres : le café de Dda Rabeḥ (café des pauvres) ; celui des riches, situé non loin ; le restaurant de Dda Remḍan où dîneront Faṭima et Yidir.
Lieux de travail : le port où travaille Yidir ; l’hôpital ; la rue que parcourt Dda Meqran, le cordonnier, avec sa charrette à bras ; la boutique de Bba Belgasem.
Lieux de détention : le Commissariat, la prison.
Au terme de cette énumération, tu auras sans doute remarqué, ami(e) lecteur (trice), l’absence criante de ces lieux de plaisir qui collent à la peau d’Oran, si je puis dire. Point de salles de spectacle ou le raï bat son plein, point de cabarets et autres boîtes de nuit où l’on vient boire, danser et plus si affinités (pour cela, lire plutôt Asebbaɣ de Ḥusin LUNI dont l’action se situe du côté de Bgayet)… Djamal Benaouf n’a pas cédé aux poncifs liés à la cité où il a grandi… Une idée me vient soudain à l’esprit : et s’il n’avait justement intitulé son roman Timlilit n tɣermiwin que pour battre en brèche l’image sulfureuse que traîne Oran, se focalisant sur sa dimension de carrefour culturel ?
Dans ce même ordre d’idées, l’incipit nous plonge d’emblée dans un Oran plombé par un hiver plutôt rude (semmḍet nezzeh, page 11) alors qu’on s’attendrait en principe à une atmosphère volontiers torride.
L’espace des morts
Si la majorité des événements se déroulent à l’intérieur de la ville, l’action va se déplacer dans la dernière partie vers un autre Oran, un Oran extra-muros. En effet, Yidir et Tudert vont être amenés à sortir de la ville pour se diriger vers le cimetière, situé à cinq kilomètres, afin de rendre visite à leurs chers disparus, lui, son père, et elle, sa mère.
Le paradis
En l’absence de transport, on leur conseille de faire le trajet à pied. C’est ainsi qu’ils auront à traverser une forêt qu’ils n’hésitent pas à comparer au paradis. Nous y reviendrons dans les morceaux choisis.
Eros et Thanatos
C’est dans ce lieu enchanté que va éclater au grand jour leur amour. Yidir avoue alors que, n’étaient les honneurs qu’ils devaient rendre à leurs morts, c’est dans ce paradis que s’achèverait leur équipée. La stratégie de Feṛṛuǧa, la sœur de Yidir, avait payé. En renonçant, après en avoir dissuadé sa mère, à accompagner les deux tourtereaux, elle permettait à ces derniers de se retrouver seul à seule et à se déclarer enfin leur flamme sans entrave aucune.
Ainsi, grâce à cette visite au cimetière, l’amour va enfin s’affirmer. Du point de vue de la narratologie greimassienne, nous pouvons formaliser la situation comme suit :
Programme narratif de base : réalisation de l’amour.
Programme narratif d’usage (moyen de réaliser le PN de base) : visite au cimetière.
Autrement dit, c’est Thanatos qui donne un coup de pouce à Eros.
La cité des morts
Cette dialectique entre la vie et la mort se retrouve au cimetière lui-même dont on a fait un espace d’échange et de communication sociale où s’exercent différentes activités, où se traitent toutes sortes d’affaires : politiques, juridiques…